26 octobre 2020

L'inconnu du métro

 





Je l'ai croisé pour la première fois en descendant les escaliers de Saint-Michel. Plutôt beau gosse, mais son regard clair et perçant contenait une détresse imperceptible. Ou une fatigue existentielle. A Réaumur Sébastopol je l'ai revu. Cette fois, ce sont ses lèvres minces et son menton volontaire qui m'ont attiré l'oeil. J'ai changé pour Opéra. 
Il était encore là, avec son air qui pour le coup me fit l'effet d'un pauvre chien battu. Je n'avais pas, jusqu'ici, prêté attention à sa chemise élimée aux coutures douteuses. Les longs couloirs fouettés de courants d'air, parfois glacés, parfois suffocants de remugles, résonnaient de la musique d'un violoneux qui emplissait l'espace avec Debussy. 
Les quidames et les quimessieurs ont l'air moins pressés, et moins cons, quand, au fond du métro, le bruit de leurs pas se mélange à des notes. Surtout si elles sont de Debussy. Je me suis arrêtée un moment.
J'ai regardé dans les yeux le sombre inconnu : que voulait-il me dire ? Ses mâchoires carrées semblaient serrées sur un secret. J'ai noté un léger strabisme divergent. Annonçait-il la prochaine reprise d'une pièce de Becket au théâtre de l'Athénée ? Ou l'éventuel concert d'un émule de Thiéfaine ou de Noir Désir ?
Moi, j'ai repris la 3 jusqu'à Villiers. Décidément il me suivait, semblant se multiplier à l'infini comme dans un jeu de miroirs fous. Lui, avec sa barbe de trois jours et son col de chemise mal fagoté, trop échancré, enfilé à la six-quatre-deux. Il était partout.
J'étais certaine de le retrouver à Pigalle, et où que j'aille ce jour-là, mais je n'ai pas poussé jusque là-bas. Je suis descendue Place de Clichy, où un aveugle m'a tendu sa sébile juste sous son nez. Je n'ai pas su dire pourquoi, d'un seul coup, je ne l'ai plus trouvé si beau que ça. Comme si son absence d'identité, son mystère, et les questions que sa présence posait me gênaient, exhumaient de vieux malaises ou révélaient le tréfonds de son âme. Noire. Celle d'un être de douleur. 
Amnesty international ? Les restos du coeur ?
J'ai eu envie de soleil. Mais le Paris d'octobre s'était enrubanné de brume. Une brume de corbeaux et de pavés glissants. Les colliers de feux rouges et de phares scintillaient dans un flou artistique de myope astigmate.
Je suis rentrée par Champs-Elysées et Palais Royal. 
Lui aussi. Dans ma rue, il trônait sur une colonne Morris, et semblait m'attendre. Une nouvelle version posthume des Misérables ou de Germinal tournée par Agnès Varda ?

Une semaine plus tard le pot aux roses s'éventa. Ce n'était qu'un coup prétendu fumant d'une agence de pub pour un parfum, encore un, pur produit de marketing frelaté de l'industrie du luxe. Je fus saisie de déception. 
Ce monde manque cruellement de hauteur, me dis-je in petto.






  



Pour l'atelier de Lakévio du Goût, il fallait broder sur une photo de Walker Evans



21 octobre 2020

Vie et mouvement









L'autre jour, Sibylle dansait. La joie parcourait son petit corps souple de deux ans. Gracieuse par nature. Sérieuse dans son geste, et pourtant irradiant de bonheur. Et dans cet éclat de joie pure, j'ai eu l'expérience concrète que la vie est dans le mouvement. Et que le mouvement est la vie. Même s'il floute les photos...

Rien ne reste jamais en place. Tout bouge, tout change. Tout le temps. Même imperceptiblement. Un paysage semblant immobile ne l'est jamais totalement. La vie se charge de faire rouler un caillou, d'agiter les feuilles, de changer les ombres de place. 
Ne pas l'accepter, c'est ankyloser son être, scléroser ses neurones. C'est se réduire, se priver d'évoluer, de connaître, d'apprendre, de ressentir profondément les choses. C'est refuser l'inéluctable cours des planètes. Un peu idiot et totalement contre-productif, à mon sens.

Bien sûr, parfois les mouvements que nous imprime la vie ressemblent davantage à des secousses, des saccades du destin, des essoreuses à salade, qu'aux arabesques délicates d'une danseuse. On se retrouve tremblotant sur la rive, sonné, orphelin, entamé.
Bien sûr parfois, notre corps est entravé, immobilisé...On se sent comme un vieux chou bouilli au fond du frigo. Mais l'esprit prend le relais, fort heureusement, développant ses formidables facultés.
C'est comme pour ces deux rivières, ayant soudain redessiné version trash le village de mon enfance, le prenant dans leur étau de boue, et laissant deux larges cicatrices blanchies dans la verdure violentée. Il m'aura fallu deux semaines complètes pour réaliser que ce qui était, n'est plus. Assommée, j'étais. Tétanisée. Privée de réaction.










Et puis, tout doucement, la vie s'est remise en marche. Une fêlure, une blessure, un trou béant, tout se répare. Tout se comble. Tout s'adoucit. On peut bien sûr s'asseoir et se lamenter des années durant devant ce que l'on a perdu. Au lieu d'essayer de voir ce que l'on pourrait avoir gagné dans cette sorte de « reset » émotionnel. Telle ma cousine, qui n'a plus de maison, plus de voiture, plus de vêtements, plus de souvenirs matériels, qui me dit qu'elle a une famille et des amis merveilleux, et qui sourit en méditant à ce que l'univers a voulu lui signifier. Une chance ? Un nouveau départ ? Une leçon de vie ? Respect !
Là-bas, les gens retroussent leurs manches. Les engins de chantier modèlent des routes de fortune, la vie reprend le dessus, la solidarité s'organise. Un jour, ce qui est aujourd'hui ne sera plus, il y aura d'autres maisons, différentes, une meilleure gestion de la rivière sans doute. On peut l'espérer. On aura tiré la leçon de ce soubresaut tellurique. Peut-être...

Dans ma dernière méditation, ce matin, un exercice consistait à visualiser les énergies négatives sortant de mon corps sous la forme d'un flux sombre et visqueux. Je vous entends, les amateurs de blagues scatologiques...mais au fond, est-ce que ce n'est pas un peu cela ? Faire sortir de soi les scories, les déchets nauséabonds du passé avant qu'ils ne s'incrustent ? Purifier les vieux schémas, les conditionnements, dans un grand mouvement d'eau et de lumière ...Se sentir neuf, comme l'oiseau qui vient d'éclore.

Ou comme Alba, ce petit ange qui n'était pas, et qui EST, maintenant, dans toute la beauté de la vie renouvelée. Merci à vous tous pour ces beaux messages de bienvenue sur le billet précédent. Allez, je me bouge, la vie m'attend.

09 octobre 2020

Alba

 


 Toc...toc... Qui a frappé à la porte hier soir, quand les paupières de la nuit commençaient à tomber sur mes yeux rougis ? Qui est venue m'accrocher  ma deuxième étoile de mamie, tout doucement, sans faire de bruit ? 
Il paraîtrait que tu te nommes Alba. Tu le sais, au moins, petite fleur de jasmin, que l'Italie coule dans mes veines ? Que ton prénom me fait rêver, et m'emmène flâner à Milan, à Florence, à Padoue, sur les traces de notre aïeule et de son tempérament de feu ? 
Tes parents n'auraient pas pu mieux choisir. Après Sibylle la Grecque, Alba la Romaine. Tous les parfums de la Méditerranée dans une corbeille d'Anjou.  Des cyprès, des toges drapées, des Vespas de Dolce Vita...
Décidément, la vie continue de me bradasser dans tous les sens. Mais j'ai le coeur bien accroché, comme la lune sur le clocher ! Depuis une semaine, je pleure mon village martyrisé par les éléments et aujourd'hui, tu me redonnes le sourire, té, galinette. Vivement la semaine prochaine que je puisse te serrer de bonheur...
Alba la Blanche, tu as enrubanné ma nuit comme une pochette surprise dans du papier gaufré. Bienvenue dans ce monde splendide, étrange et perpendiculaire. Passionnant et cousu de fil blanc, cousu de fil du temps. 
Je nous vois bien, toutes les trois, toi, ta grande soeur et moi. On est faites de la même eau, du même feu, du même bois. On fera une fine équipe. On écrira à la plume sergent magique sur les trésors de l'enfance et sur les secrets des jours. On écrira la vie, cette formidable aventure. Ce sera bien. 
Ce sera très bien.

03 octobre 2020

Furtif


Oui, le bonheur est furtif
je sais l'attraper quand il passe, le poser sur ma main
comme un oiseau fragile qui bat des ailes
pour me dire toute la douceur de cet instant
et puis l'instant s'enfuit, il nous faut l'accepter
il y a de gros nuages 
qui viennent s'amonceler sur nos vies
alors seuls les poètes et les vagabonds savent 
que ce bonheur reviendra
quand on ne l'attendra pas
il nous fera un manteau d'étoiles
nous emportera dans son souffle
avant de disparaître à nouveau
c'est comme ça
c'est la vie
une ronde
un tourbillon
ne pas pleurer
ouvrir ses ailes
et attendre
comme une aurore dans le ciel de nuit




J'avais écrit ce simplistic poème un jour, je ne sais plus ni où ni quand. Comme on souffle une bulle de savon. Mais mon amie Mathilde Doublétoile l'avait gardé dans un repli soyeux de son cahier de songes. Elle me l'a renvoyé, un jour d'hiver où sa peine immense débordait le ciel d'un torrent irrépressible. 
Pour me remercier de « ces mots qui me font du bien » me dit-elle, « quand le chagrin me submerge. » La faucheuse a redoublé de zèle, il faut dire, en emportant sa mère et son mari dans le même convoi. 
La mort rôde aussi autour de moi, ce doit être normal à cet âge...
Je n'ai pour la tenir en respect que mon bouclier de lumière, fragile comme une de ces bulles.

Ce soir une furie de boue a dévasté Saint Martin, le village de mon enfance. Un pont s'est rompu sous la violence de l'eau. J'ai eu peur que le barrage qui surplombe le village ne cède et l'engloutisse. J'ai eu peur pour mon frère qui vit là-bas. Il n'a plus d'électricité, il est seul. La semaine dernière, j'y étais, moi aussi, dans cette maison que j'aimais tant. A rouvrir comme une blessure les tiroirs où ma mère gardait ses carnets, à caresser du bout de mon doigt la statuette de bronze où mon père accrochait ses clefs. Cette maison que l'on va vendre. Ce grand fragment d'enfance qui se détachera définitivement, comme une falaise de craie s'effondrant dans la mer.
J'ai écrit à Olga. Une longue lettre pour lui dire que je pense toujours à elle, même si la vie nous a séparées. Même si elle m'en veut d'être heureuse. Mais comment choisir entre l'amitié et l'amour ?
J'ai longtemps contemplé le sac et le ressac, la respiration de la mer, sur cette petite plage ravissante de Jean Blanc où les méduses roses s'échouent sur le sable, tels de petits sacs au ventre mou.

Photos moi.


L'haleine chaude du large m'a envahie profondément, en visitant le Belem dimanche. 
Quel merveilleux bateau plus que centenaire !
A Saint Tropez c'étaient les Voiles, les vieux gréements d'acajou et de teck y remplaçaient pour une fois les gros et inélégants yachts de milliardaires sur le quai Jean Jaurès. C'était de toute beauté.
Et soudain j'ai dû avoir le regard fasciné de Marius dans le Vieux Port, à l'appel de la Malaisie. Parce que Paul m'a regardée avec ce même sentiment d'urgence qui efface tout le reste, et qui nous happe comme une corne de brume. 
Ce n'est pas le bonheur qui est furtif. C'est la vie. Fréquenter des choses solides semblant éternelles, en atténue juste un peu l'éphémère.





















Samedi 3 octobre

Et aujourd'hui ?
J'ai été réveillée par mon frère en larmes, j'ai vu les images d'apocalypse de mon beau village dévasté. Il va bien, autant qu'on peut aller dans ce genre de circonstances... Il est choqué.  Je le suis aussi, terriblement. Ma cousine n'a plus de maison, elle a été emportée par la rivière.
Partout, des images de désolation, des routes éventrées,  des arbres arrachés. On a beau dire, ça ne fait pas le même effet quand on est directement concerné. 


Tous les mots que l'on peut écrire sont des dentelles déchirées.
Louis Aragon



Tous les mots que l’on peut écrire Sont des dentelles déchirées Tous les mots que l’on peut écrire
Sont des dentelles déchirées