23 janvier 1930
Une petite fille ouvre ses grands yeux bleus sur le monde. Gaston Doumergue est à la barre. Les numéros de téléphone ont un seul chiffre , le joueur français Henri Cochet remporte Roland Garros. Dans le village, il n'y a que trois automobiles. L'eau courante ne l'est pas encore vraiment dans les campagnes.
On n'est pas encore tout à fait sorti de la Grande Crise. Au loin la rumeur gronde qu'il se passe des choses , de drôles de choses,de l'autre côté de la ligne bleue des Vosges.
Mais la petite fille grandit entre ses parents et son petit frère, dans l'insouciance d'une enfance protégée, telle Heidi entre les montagnes aux glaciers translucides comme son regard. Son père construit de ses mains la maison où elle vit toujours aujourd'hui. La TSF passe Lucienne Boyer qui chante "Parrrlez moi d'amourrr, redites moa des choooses tendreuuuuh".
Hergé crée Quick et Flupke, et Tintin au Congo. En Inde, un petit homme nommé Gandhi lance sa révolution sans violence.
La petite fille grandit et devient une belle jeune fille. Les bombes s'abattent sur son adolescence, les privations, les tickets de rationnement, la peur, les raffles, la Kommandantur. Dans sa pension, elle mange mal, mais elle espère toujours en des lendemains meilleurs, elle joue, elle prie, elle chante. La maison de son père est criblée de balles allemandes.
Elle a 14 ans et les soldats américains débarquent sur la place du village. Il y a les Hawaïens qui ont toujours froid et les gars de l'Alaska qui ont toujours chaud.
Quinze ans ont passé. La vie s'écoule, tranquille, entre le magasin aux mille articles de ses parents et ses bonnes amies du pensionnat qu'elle n'a jamais quittées. La jeune femme attend toujours son prince charmant, et il arrive enfin, sous les traits d'un beau militaire, alors que le chapeau de Sainte Catherine est fané depuis longtemps déjà. Il ressemble à Grégory Peck. Elle l'épouse.
Elle le suit dans d'autres montagnes, et ils fondent une grande famille magnifique .Trois enfants en trois ans, dont un , petit ange, ne faisant qu'une apparition fugace sur cette terre, emporté par la maladie dans son sommeil de nouveau-né. Mais un autre enfant paraît, puis un autre, et un autre encore.
Il faut partir à la ville, vivre dans un appartement, elle qui n'a jamais connu que sa montagne. A quarante ans, elle se retrouve fée du logis, à la tête d'une famille nombreuse, l'intendance, les lessives, les courses, le ménage, les petits et les grands bobos. Epaulée par un mari exemplaire. Sans jamais se plaindre. En pestant et râlant contre les inventions modernes comme la cellophane ou le plastique. Mais bien contente quand la machine à laver arrive enfin, en 69 (année érotique), pour soulager ses pauvres mains pleines de crevasses. Non, là, elle ne râle pas contre cette invention, elle trouve que c'était la moindre des choses. Elle élève ses enfants dans la joie, l'amour, le culte des petites choses simples. Elle aime leur raconter ses souvenirs, parler niçois, évoquer mille anecdotes de sa jeunesse, discuter avec eux de tous les sujets, jusqu'à des heures indues, cuisiner...ah! oui, cuisiner...Les farcis, la pissaladière, la dorade, la daube et la blanquette , la ratatouille, le bon veau et les bons gnocchi. Elle ne manque jamais une réunion de parents d'élèves, tricote, lit, parle, chante, toujours gaie, jamais malade. Les épreuves et les soucis n'entament pas son énergie. Jamais. Mais la ville et le climat lui pèsent. Le vent du nord lui tape sur les nerfs.
Alors quand Grégory Peck prend sa retraite, c'est le retour vers ses paysages d'enfance. La maison de son père est toujours là, une balle allemande restée fichée quelque part dans un de ses murs, comme pour dire à toute la descendance: "N'oubliez jamais".
Un , deux trois...jusqu'à huit petits enfants arrivent entre 1987 et 1998 , et tous petits et grands, aiment à se retrouver autour d'elle, régulièrement, elle qui n'a rien perdu de sa pêche, de son enthousiasme et de sa candeur. Elle dont les yeux savent encore enfiler sans lunettes une aiguille . Elle qui n'a jamais conduit une voiture, elle qui ne sait pas faire du vélo, mais qui a fait deux fois le tour de la terre à pied, et saute encore à la corde comme la petite fille qu'elle n'a jamais cessé d'être, au fond d'elle même. Droite comme un i malgré le poids des ans. Toujours partante, toujours occupée, toujours en projet, toujours en pétard contre Sarko et consorts, mais toujours contente d'avoir du monde autour d'elle, toujours en train de lire, de se cultiver, d'aller au cinéma ou à des conférences, qui tient le compte de tous ses petits enfants, leurs activités, leurs emplois du temps, leurs résultats scolaires et leurs peines de coeur. Une vraie grand-mère comme on en rêve.
23 janvier 2010
Cette petite fille , c'est toi maman, toi qui m'as fait cadeau de la vie, et surtout du ciment qui m'a aidée à me construire. Tu as quatre-vingts-ans aujourd'hui et tu es la plus jeune de nous tous.
Et dans tes yeux plus bleus que jamais, je vois briller la joie d'être l'héroïne de cette si belle histoire.