Le beau jardin, là-haut, celui que l'on explique aux chères têtes blondes, au regard si plein de candeur. On l'imagine, on l'espère, on le voit. Comment leur dire autrement ce mystère insondable, impensable ?
Elle ne sont que des enfants qui jouent, insouciantes et gaies, parmi les tombes, sous le soleil d'automne après la pluie grise du matin. Observant de leurs yeux pâles les yeux rougis des adultes.
Que répondre quand elle demande, avec une confondante fraîcheur d'âme : « Mamie ne pourra pas venir à mon anniversaire, puisqu'elle est dans le beau jardin là-haut, mais elle me fera quand même un cadeau ? »
Ce n'est pas du déni. C'est juste l'expression naturelle, de la vie qui pulse. La belle innocence que voilà. Un enfant ne sait pas encore. Toute notre existence, on ne fait que chercher au fond de soi comment s'accommoder de cette chose que l'on apprend toujours trop tôt.
Comment dire l'indicible ? Une fois de plus, la vieille Camarde a fait son funeste office. Fauchant l'autre mamie de mes petites étoiles. De manière si inattendue qu'on en reste pantois.
Une fois de plus, on pleure un être parti trop tôt. On accroche aux nuages des ribambelles de mots, des musiques qui serrent le coeur, on se prend dans les bras, on s'effusionne pour faire circuler la vie en nous, et dissiper ce courant d'air glacé d'effroi qui nous épouvante. On resserre fort les liens d'amour et d'amitié.
Une fois de plus, on tente de consoler comme on peut le chagrin de deux grands enfants qui ont perdu leur mère. Leur phare, leur repère.
Et une fois de plus, on se retrouve au soir de ce jour de tristesse, à penser à sa propre finitude. L'âme au bord des yeux. En se disant que le plus dur, quand on meurt, c'est de savoir la peine que l'on va faire aux gens qu'on aime.
Ce qui m'attire l'oeil dans ce tableau, c'est la chaise. Que fait-elle là, au bord de l'eau ? Il est pourtant bien plus agréable de se poser le cul dans l'herbe tendre comme dit la chanson. Et pourquoi une seule chaise ? La fille reste debout pour pêcher, quand le gars est assis. Il se la joue, avec sa gaule deux fois plus grosse. Une représentation des rapports homme-femme qui sent un peu la naphtaline, n'est-il pas ?
Certains tableaux impressionnistes ont gardé un charme puissant à travers les âges, j'en suis la première émue. Celui-là ne me procure aucune émotion. La chaise m'obnubile. Comme si elle était en réalité le personnage central du tableau.
Enfin, tout cela pour dire que cette chaise, sans aucun doute, a dû se retrouver un jour ou l'autre dans un bric-à-brac de vieilles choses, pieds vermoulus et cannage percé.
Je dois vous avouer, lecteurs chéris, que j'ai toujours eu une aversion prononcée pour les magasins d'antiquités, et les brocantes. Les Puces me donnent des démangeaisons, et chiner est pour moi un supplice chinois.
L'odeur de ces vieux meubles, généralement marron foncé, mélange de cire à la térébenthine et de moisissures dues à des séjours prolongés dans de sombres caves ou greniers, cette odeur m'est insupportable. En les voyant, je me prends à imaginer systématiquement leur donner un coup de peinture, un coup de moderne. Un bon relooking, comme on dit maintenant au grand dam des adorateurs de l'armoire normande en orme massif. (Qui, soit dit en passant, ne vaut plus tripette, selon l'implacable loi de l'offre et de la demande)
Il reste que les livres jaunis, les tissus élimés des sofas, les tentures miteuses, les parquets qui craquent, les pots en étain, les napperons, les lampes à huile, tout cet attirail suranné et empesé des siècles passés me donne la nausée. Je ne m'explique pas (si ce n'est par cette hypersensibilité olfactive à l'odeur de renfermé) ce dégoût pour les vieux objets. Peut-être faudrait-il remuer le tréfonds de mes souvenirs enfouis, et même refoulés, pour trouver réponse. L'enfance est le creuset bouillonnant de nos émotions d'adultes. Il s'y forge nos goûts et nos dégoûts, aussi forts les uns que les autres.
Les bestioles empaillées des musées d'histoire naturelle me provoquent le même sentiment de malaise. Comment s'extasier devant des dépouilles de bêtes mortes, je vous le demande ?
Moi ce que j'aime, c'est le parfum subtil des cahiers et des livres neufs, des tissus bien blancs, de la peinture fraîche, de la lessive qui a séché au grand vent. J'aime les meubles clairs, les plantes vertes, les carnets encore vierges d'écriture, qui sont comme des pages ouvertes sur l'infini de l'avenir. Et les tableaux qui m'émeuvent. Dans mes propos, aucun jeunisme ou racisme anti-vieux. Je serais mal placée, moi qui balance entre deux âges au point de basculer bientôt dans le suivant...
A plus de quatre-vingt-dix ans, ma grand-mère avait la télé en couleur, « parce que la vie, c'est la couleur, et que le noir et blanc c'est vieillot » Elle aima jusqu'au bout s'apprêter, se coiffer, s'acheter des vêtements neufs et vivre dans un intérieur propre et clair. Elle disait que c'était un respect qu'elle devait aux autres comme à elle-même. Ses cheveux de neige sentaient l'ambre et ses joues la poudre de rose. Et elle n'aimait pas les vieilleries. « Déjà que je suis une vieillerie moi-même » disait-elle avec un éclair d'humour dans son oeil toujours vif.
“Dans le bonheur d'autrui, je cherche mon bonheur. ”
Pierre Corneille,
Le Cid, Acte I, scène 3
Le temps d'un éternuement et l'été est passé.
Un rythme entêtant, comme une rengaine qu'aimait mon paternel. Le temps, le temps, le temps et rien d'autre... Le tien, le mien, celui qu'on veut nôtre.
Que l'on voudrait nôtre, oui mais, qui ne nous a pas complètement appartenu : la vie sociale, amicale et familiale, prend un essor particulier en été. Vous connaissez bien ces moments chauds où les parfums, tenus prisonniers au ras de l'herbe par un soleil d'acier, s'exhalent soudain au coeur de la soirée. Le vin qui pétille comme les yeux. Le melon et les tomates qui ponctuent la nappe blanche de leurs couleurs vitaminée. La viande qui dore sur son grill, la mamie qui dort sur son fauteuil, les rires qui fusent. Les jeux de société, les conversations qui s'animent, pas toujours très passionnantes... mais c'est l'été. Le soleil donne la même couleur aux gens comme dit le poète.
Les grillons font vibrer doucement le silence, les lumières subliment l'obscurité, la moiteur rend l'air palpable.
Me voilà à l'aube d'un nouveau septembre. Une période qui a longtemps coïncidé avec le stress des gommes et des cahiers. A présent, je vois avec plaisir s'allonger les ombres sur le gazon. Et les gauras refleurir après avoir été roussis par la canicule.
Et je m'applique à retenir les quelques moments forts de cet été tourbillon, et à oublier les instants de doute ou les petits coups de moins bien.
Une étoile filante extraordinaire, sur le plateau de Mars, le onze août. Sa trace a duré au moins six secondes, un instant de magie pure sous le ciel ardéchois.
Une vraie discussion, avec Luc, ou plus tard avec mes neveux Hélène et Antoine, de celles qui ne se contentent pas de rester à la surface des choses.
Une représentation originale du Cid de Corneille, à Grignan, où les protagonistes évoluent sur un matelas gonflable géant. L'extrême puissance de ces vers mythiques, lancés dans les coeurs comme des aiguillons de l'âme humaine.
Les premiers pas de Thaïs, ma troisième petite étoile. Le spectacle de danse de Sibylle et Alba, ses grandes soeurs. Mon émotion devant leur grâce naïve et confondante.
La main d'Alba serrant si fort la mienne dans la piscine, me ramenant à ma vieille peur de l'eau. Un instant, j'ai eu quatre ans à nouveau. Et j'ai à nouveau pensé que je n'avais pas eu droit à une main compréhensive et bienveillante, dans l'eau, et aussi pour mon plongeon dans le grand bain de la vie. Une ancienne blessure qui se réveille parfois, comme un geyser sur un volcan endormi.
Un baiser sur le Pont de la Reine Jeanne, notre endroit secret d'amour. Une promesse renouvelée. Des larmes dans mes yeux.
Un splendide Monte Cristo sous les traits d'un Pierre Niney exceptionnel.
Une balade sur les bords de la Drôme, un joli chemin ombré plein de mousse, d'oiseaux, de mûres, et de sauterelles, avec Zélie et Carla, des adolescentes citadines instagrammées et autocentrées sur leur nombril (qu'elles ont mignon, d'ailleurs) plongées en milieu naturel : un vrai bonheur d'entomologiste que de les voir s'esbaudir devant une mûre ou un champignon. Croyant sans doute jusque là qu'ils poussent dans des barquettes sous vide au rayon primeur d'Auchan.
La douceur d'un bain de minuit en tenue d'Eve, avec Bé et Do, un couple d'amis chers.
L'émerveillement des enfants pendant une plongée dans les eaux claires des calanques. Ton sourire de les avoir rendus heureux.
Une halte gourmande et romantique au coeur des Alpes de Haute Provence.
L'immense joie de voir mes fils, et ma fille, ma prunelle, trop fugacement pour le coeur d'une mère, pendant la cousinade annuelle. De me sentir devenue le pilier d'une grande et belle famille.
Avec toujours cette acuité de tous mes sens, et qui change parfois douloureusement une alouette en griffon. Je ne sais pas être autrement que moi.
Tant de moments précieux, furtifs, intimes, qui font le sel de cette vie. Des confidences et des confitures. Au final, une somme de bonheurs qui ruissellent en pluie bienfaisante. Faire son possible pour que les petites échardes de la vie ne soient que des taillures de crayon balayées par le temps. Le temps qui court. Et celui qui gronde.
Les vélos du Tour de France passaient il y a quelques jours dans la Vallée de la Vésubie. Vous mes fidèles, vous savez que mon village se trouve là, et qu'il a souffert il y a quatre ans, décimé par la tempête Alex. Les stigmates en sont toujours visibles.
J'ai suivi les coureurs, leurs déferlements colorés, leur caravane publicitaire, leurs ahanements, leurs déhanchements en danseuse sur les routes tortueuses de l'arrière pays niçois. D'un bout à l'autre de l'étape, j'ai revu les cimes drapées en vert sapin, les gorges étroites, les villages perchés sur des éperons rocheux, les pistes escarpées qui ont enchanté ma jeunesse, et m'enchantent toujours.
Et là, une espèce d'énorme nostalgie à la gomme arabique m'a soudain saisie. Un coup au plexus, sans prévenir. Ça vous prend comme ça, le blues d'enfance.
J'ai revu mon père, qui ne loupait jamais une diffusion, adepte de cette grand-messe cycliste annuelle. En un éclair, le temps s'est aboli. J'étais dans le salon avec lui, et bien sûr avec Robert Chapatte, qui commentait avec brio sur sa moto.
Mon père arrêtait la pendule qui carillonnait trop fort. Sa tasse de café fumant sur la toile cirée protégeant la table, un sucre et demi, très important, pas un, ni deux, non, un sucre et demi. Mon père avait le goût de la précision. La petite cuillère qui tournait avec un bruit doux, et le chuintement du café au bord des lèvres, quand on aspire un peu d'air en buvant pour ne pas se brûler. C'était sa goutte de jus. Un rituel sacré.
Les parfums, les couleurs, les sons de mes étés d'enfance ont surgi, intacts. Les fifres et les tambourins sur la place du village, le tapis rouge devant le monument aux morts, les abricots si mûrs qu'ils coulaient dans la gorge et dans le cou en même temps, le chèvrefeuille, le glouglou du ruisseau qui dévale la rue principale, et dans lequel tous les enfants ont pataugé depuis des générations. Et les vélos du Tour de France, qui passaient déjà par là ...
La moustache de mon oncle Max, frisée comme celle de Dali, le bal du 14 juillet sous le chapiteau blanc, les arcades de la Mairie où se cachaient les amoureux pour s'embrasser. Mes premiers émois. Mes premiers slows. La tarte aux myrtilles que l'on dégustait au bord du lac du Boréon, le matin, quand on montait à pied avec ma mère. On se levait à la nuit finissante. On mettait trois heures pour faire les dix kilomètres de montée, le froid de l'aube me saisissait les cuisses qui devenaient cramoisies. On s'arrêtait toujours devant la cascade. On ramassait des mûres.
Mon père venait nous chercher en voiture. Ma mère filait au marché pour préparer le dîner. (Oui, dans le midi, on dîne à midi. Le soir on soupe.)
J'écoutais Joe Dassin, l'été indien, sur mon radiocassettes à modulation de fréquence. Mes frères me taquinaient quand je m'allongeais en bikini sur la terrasse, en me balançant des verres d'eau froide qui m'arrachaient des cris de chouette.
Mes parents épluchaient ensemble les légumes pour la soupe au pistou. Mais c'est ma mère qui faisait les gnocchis sur la table en marbre, en vraie niçoise.
On mangeait aussi de la socca ou des panisses, de la ratatouille et de la pissaladière, ses spécialités préférées. Je lui lisais à haute voix les livres de Pagnol, les après-midis d'orage. On riait des bartavelles, de l'oncle Jules et du petit Paul. Je lisais avé l'assent, il faut dire. J'avais déjà le goût de l'écriture.
Ma mère pestait contre le temps. Mon père ne disait jamais rien, même quand la foudre coupait le courant, le privant de son tour de France.
Parfois, sans crier gare, il suffit d'une image, un pan de notre vie nous bouscule, nous bascule vers le passé, toujours tapi au fond de nous. C'est un sentiment ambigu, où se mêlent sourire et larmes.
C'est l'été que la vie bouillonne le mieux, que ses élans prennent tout leur sens, et la tournure de torrents frais, ou d'orages soudains. Parfois aussi, d'un soleil insistant qui met le feu à ma robe. Un tapis d'aiguilles de pin craque sous les pieds, émoustillant, libérant l'odeur de nos gestes. C'est comme si l'absence de vêtements libérait aussi les âmes.
Le ciel hier matin si calme a énoncé sa déchirure : les traits d'avion se délitent en franges douces, et mâchurent le bleu. Le vent du sud s'engouffre sous ma jupe.
Les cris des enfants résonnent encore sur la margelle. Ils sont partis hier. Chaque joie d'enfant recèle mon enfance. Fait remonter un peu de nostalgie, telle l'écume du sucre sur la confiture chaude de ma grand-mère. C'était bien avec eux. Mais c'est bien aussi sans eux.
Les nuages par grappes jouent à assombrir le jour.
Pleuvra-t-il sur le soir ?
Pour l'heure les cigales ont entonné leur concerto en crincrin majeur. On dirait qu'elles poncent chaque arbre avec application. On les avait presque oubliées dans le tournoiement familial.
La journée commence au jardin, parmi les cistes et les sauges qu'il faut tailler pour qu'elles refleurissent. Si tu les tailles bien, elles redonneront jusqu'en novembre.
Arroser chaque plante en l'appelant par son prénom. Parler à l'olivier pour qu'il pousse. Humer l'air plein de rosée. Ecouter le tintement du râteau sur la pierre. Penser à mon père. Aimer ce moment.
Un repas simple, et délicieux, salade de courgette et poulet froid, pour moi un luxe bien plus précieux qu'un banquet. Il est midi six, c'est l'heure de Catherine. A midi les aiguilles se sont épousées pour un instant, ne faisant plus qu'une.
Il y aura une petite sieste pépouze dans la fraîcheur de la maison, indispensable réunion de soi avec soi, césure à l'hémistiche de la journée..
Et puis la baignade, qui aime les corps libres. L'empreinte éphémère des pieds mouillés sur le caillebotis brûlant. Le guêpier toujours là, sur son perchoir de pin. La guêpière, elle, n'est pas de mise. On est nu.
Les abricots juteux sur la table. La citronnade qui agace les lèvres.
La torride saison viendra-t-elle ?
Elle est déjà sous ma chemise, dans l'odeur de cannelle de tes mains, de ton cou, dans nos jeux défendus, dans la simplicité d'être. Elle entrouvre ses paradis et érige ses totems sous le soleil, exactement. Inconsciente des désirs qu'elle provoque.
La nuit allumera des falots, nous regarderons danser leur reflet dans l'eau, en sirotant ce que l'on aime, et rien ne nous paraîtra plus beau.
Je vais sûrement décevoir les amateurs de mysticisme religieux. Non, votre Célestine ne s'est pas soudain trouvée transportée sur un nuage biblique éclairé d'un rayon lunaire, comme dans une illustration de Gustave Doré. Pas de vision extatique non plus. Pas de départ inopiné au Carmel ou aux Ursulines.
D'ailleurs je reste fidèle à ma conviction que les croyances devraient rester secrètes, comme je l'écrivais il y a huit ans déjà, dans ce billet. Ce serait simple... Le monde ne s'en porterait que mieux. Vous ne saurez donc rien des miennes, comme je l'ai toujours dit à mes élèves quand ils me demandaient si je croyais en Dieu.
Alors voilà. C'était à la boulangerie, ce matin. Un homme était en train de converser avec la boulangère, il ne semblait pas pressé de payer son pain. Les cheveux longs sur les épaules, la barbe, le regard doux : il ressemblait à ce Jésus des images pieuses que l'on distribuait au catéchisme. Ou aurait pu sortir tout droit du tableau de Léonard de Vinci. Il y avait comme une harmonieuse logique à le voir là, devant ces paniers de pains dorés.
Trois personnes attendaient devant moi, mais ses mots ont attiré mon attention.
J'entendais entraide entre les peuples, solidarité, amitié fraternelle, construire, positivité. Que cette chose si précieuse qui s'appelle le bien commun ne devrait pas être confiée aux politiciens. Que ceux-ci étaient déconnectés du réel, et qu'ils ne comprenaient rien au vivre ensemble. A la chose publique. « La chose Publique, vous comprenez, c'est le sens du mot Res Publica. Cela regarde tout le monde. » C'était appuyé sans être véhément.
Diantre ! On assiste rarement à un cours d'étymologie latine en achetant sa flûte quotidienne.
Au milieu des conversations banales sur la pluie et le beau temps, qui émaillent à mots furtifs les rencontres matinales des petits commerces, voilà quelqu'un, sorti de nulle part, qui n'hésitait pas à énoncer sa vérité d'une voix haute et claire, sans agressivité. Comme avec une paisible évidence. En réalité, un seul mot me venait aux lèvres en l'écoutant. Il parlait d'Amour. Celui du prochain. Celui des gens. Celui de l'étranger. L'Universel, celui qui circule depuis toujours comme une sève pour maintenir en vie l'humanité, ce vieil arbre tordu par la folie des hommes.
Les autres clients semblaient médusés, et en même temps, opinaient du chef : on ne pouvait qu'être d'accord avec cette sagesse tranquille, utopiste et pourtant si vraie.
Une parole profonde vaut tellement mieux qu'un verbiage cent fois entendu.
Quand il est sorti, il y a eu un blanc. Dans son sillage flottait un peu de poussière d'espoir, qui se mêlait adroitement à l'odeur délicieuse des croissants sortis du four.
Cet après-midi vibrait de cette douceur surprenante de l'été qui tente une approche, se frayant un chemin parmi les perturbations dues à des causes diverses, année de treize lunes, année bissextile, passage de la comète du diable, et j'en passe.
J'abandonne la lecture de Frederic Lenoir pour écouter un extrait de la messe en ut mineur de Mozart. Page soixante-quatre, il indique quelques musiques qu'il aime, et celle-là en fait partie. Les yeux mi-clos, je vois les branches hautes du pin, tendues comme des doigts gantés de velours vers le ciel. Elles oscillent doucement au vent.
Soudain, un drôle d'oiseau se pose en équilibre au sommet de l'arbre voisin.
C'est un guêpier. Un oiseau extraordinaire, difficile à observer. Une farandole de couleurs parcourt son plumage brillant.
Il reste là, de longues minutes, bougeant sa tête en tous sens et alors... le temps s'arrête.
Je ressens fortement, sans pouvoir expliquer pourquoi ni comment, une forte connexion entre l'arbre, l'oiseau, le ciel, Mozart et moi. L'harmonie de ce tableau vivant me transperce, c'est le sentiment dont parle justement mon livre : La Puissance de la Joie. Comme si nous étions les cinq éléments d'un ensemble mystérieux, une toile où rien ne manque, en cet instant.
Je retiens mon souffle. Pas question de rompre le charme en allant chercher l'appareil photo. Je m'applique à imprimer l'image derrière mes paupières, et dans chaque fibre de mon corps. Une joie profonde, muette, sublime, me traverse.
Certains n'auraient vu là, sans doute, qu'un piaf posé sur une branche, sur fond musical, un jour où il fait un peu moins moche que les autres.
La perception des choses est tellement personnelle. J'en serai éternellement étonnée.
Me revoilà au bercail. La tête et le coeur emplis d'impressions et de souvenirs. Il me reste à trier, ordonner et mettre en page des milliers de photos pour en faire un bel album, comme à chaque fois. Rappelez-vous ce billet. J'y parlais de l'Irlande, de Venise...
Ce fut un beau voyage. Parfois un peu dystopique, dans les méandres des mégalopoles surpeuplées. Souvent plein de magie, dans les hauts-lieux spirituels. Mais toujours empreint de ce parfum mystérieux de l'ailleurs, de l'étrange, de l'exotique au sens premier : ce qui est étranger, en-dehors de soi. Différent.
Je n'ai vu qu'une toute petite partie du Japon. Connait-on jamais un pays ? Je sais qu'en quinze jours, on ne peut voir que l'écume de son âme. La surface des choses.
Je sais que c'est loin d'être un paradis pour la condition féminine, que le taux de suicide y est élevé, que le monde du travail est impitoyable et très hiérarchisé, que le système de retraite est inexistant, ce qui fait que l'on trouve beaucoup de personnes très âgées encore au travail...
En bref, la beauté des jardins et les lignes audacieuses de l'architecture cachent sans doute de tristes réalités. Et le fait de vivre constamment sur une poudrière volcanique, sujette aux séismes, typhons et autres tsunamis, sans parler des accidents nucléaires, n'est pas le moindre des inconvénients. La consommation y est effrénée, le mode de vie artificiel des jeunes épris de mangas et de haute technologie a de quoi inquiéter. Tout comme l'obsession de l'hygiène et la frilosité des rapports humains. On ne se touche que très peu au Japon.
Malgré tous ces points noirs, notre guide semblait très attachée à son pays, à ses racines, son histoire et sa particularité îlienne. Et très fière. Elle ne saurait vivre ailleurs que sur la terre de ses ancêtres.
Oui, parce que les Japonais sont avant tout des Îliens, tels les Anglais ou les Australiens, d'ailleurs comme eux adeptes de la conduite à gauche.
J'ai aimé vous faire partager mon périple, et je vous remercie de m'avoir suivie, pour certains très fidèlement, dans ces pérégrinations du bout du monde.
Allez, pour vous, une jolie collection de portraits. Puissent-ils vous donner une image de l'âme japonaise telles que je l'ai perçue.