24 mai 2020

Une rencontre







Cela ne s'est pas du tout passé comme cela. 
Ce n'était pas dans une de ces soirées conventionnelles où le Valpolicella coule à flots et où l'ennui suinte parfois des murs. Ma robe n'était pas en panne de velours noir, mais en coton turquoise étoilé de fleurs des champs. D'ailleurs pas une robe de cocktail, quand j'y pense, mais une simple robe d'été. Pour un petit matin d'été.  Juillet allumait ses incandescences à la Giono. La journée serait chaude.
Il ne portait pas ce costume classique dessiné par un créateur italien, mais une chemisette blanche et un pantalon de toile beige.
Je lui ai demandé si la place à côté de lui était libre : mais ce n'était pas un canapé chic en suédine. C'était un pauvre banc sur un quai de gare noyé de vent chaud. Nous attendions le même train.
En réponse à ma question, il répondit « Oui, c'est libre » avec des yeux qui semblaient suggérer que la place n'était pas libre que sur son siège, mais à aussi dans son coeur, dans sa vie. 
Je n'arborais pas ce regard lointain ni ce demi-sourire quelque peu affecté : au contraire, mes yeux papillotaient d'étoiles et j'avais la banane. Et si mes cheveux de flamme me font ressembler un peu à cette belle mystérieuse, lui ne portait pas cette coiffure de jeune cadre dynamique et bronzé. On peut même dire qu'il tenait davantage de Bruce Willis que d'Anthony Perkins, en fait. Les verres que nous partageâmes n'étaient pas en cristal mais en carton recyclable et nous louâmes de concert ce bel effort écologique de la SNCF. 
Tout comme le merveilleux couscous en barquette que nous dégustâmes au wagon-bar.
Le train nous catapultait à 280 km/heure vers le moment où il faudrait se quitter, et nous n'en avions pas envie. Les quatre heures du voyage durèrent quatre minutes.
Le temps que nos doigts apprennent à se connaître avec des frissons.
Ses mots n'étaient pas convenus, ni pourvus de ces escarbilles de silex dont les séducteurs parent les leurs, pour les rendre plus percutants. Force, douceur, droiture, et aussi une certaine fragilité se dégageaient de toute sa personne. 
Non, cela ne s'est pas du tout passé comme dans les clichés peints par Aldo Balding. 
L'amour se joue des codes. Des rôles que chacun s'applique à jouer, comme les personnages d'une comédie écrite d'avance. C'était notre rencontre et elle était unique, parce qu'elle devait avoir lieu là, dans l'innocence de l'instant. Réinventée.
L'amour est un cheval fou sur une lande, et depuis la rencontre du bel inconnu du train, depuis bientôt deux ans qui ont passé comme deux jours, j'écris plus grand que le ciel l'importance sublime du quotidien partagé. Quelle que soit sa couleur, des plus forts orages de chagrin aux éclaboussures bleues de bonheur. 
Toutes ces petites choses précieuses que l'on ne trouve pas dans le mondain, la rêverie romanesque, ou les chimères artificielles. Mais dans le feu de la vraie vie, l'humus des projets, l'eau des larmes et le vent de l'espoir, les éléments-force de nos mains et de nos coeurs reliés. De la terre aux étoiles. 

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Pour l'atelier de Lakevio chez le Goût des Autres.
(Avec un peu d'avance mais il me pardonnera.)
Toile d'Aldo Balding.








10 mai 2020

Le masque et la plume





« Tout peuple qui s'endort en liberté se réveillera en servitude. »
Alain

« Le prix de la liberté, c'est la vigilance éternelle »
Thomas Jefferson




Est-ce ainsi que les hommes vivent ?


A quinze ans, vautrée négligemment sur mon couvre-lit en tuft rose à franges, j'écoutais Jean-Louis Bory et ses acolytes, critiques de livres ou de films (on ne disait pas encore chroniqueurs, à l'époque, comme chez l'inénarrable Cyril H, ce fleuron de la culture moderne).
J'écoutais tout ce joli monde dans ma splendide radio à modulation de fréquence, celle que je m'étais payée moi-même en gardant les enfants des voisins le samedi soir. 
 L'émission parlait avec passion et parfois une certaine emphase, de théâtre, de littérature, de cinéma. C'était fin, drôle souvent, et très instructif pour mon jeune esprit toujours à l'affût d'apprendre. 
L'émission s'appelait le Masque et la Plume. Elle s'appelle toujours ainsi, d'ailleurs...mais je l'écoute moins. Elle a perdu du charme de sa jeunesse. A moins que ce ne soit moi (« ne » explétif, bien sûr)...
C'était un temps déraisonnable : on cherchait à cultiver le grand public, à le rendre plus intelligent et éveillé. On cultivait surtout l'esprit critique, la liberté de penser chère aux poètes. Liberté, liberté chérie...
La Plume était brillante, elle s'envolait des chapeaux pour courir sur le papier vélin, escaladait les vers, les phrases d'auteur, les fulgurances d'écrivains, les scénarios les plus invraisemblables. Tout cela faisait rêver l'adolescente que j'étais.
Le Masque m'évoquait Cyrano, Venise, d'Artagnan, les soirées libertines et la grande tradition des bateleurs, des comédiens, des saltimbanques chers à Apollinaire.
Et le sourire de Zorro sous le loup de velours.

Ô temps pourris, ô Maurice ! Désormais, le masque se porte bas. Et je ne m'y fais pas. Ce morceau de papier ou de tissu élastiqué, même joli, même avec des fleurettes, me fait l'effet d'une main plaquée comme un bâillon sur ma bouche. Je sais, c'est idiot, c'est subversif, c'est disruptif, explétif ou autres rimes en if. Mais je ne peux m'empêcher d'y voir un symbole.  Souhaitons ardemment que je me trompe, en pressentant le pire dans cette bergamasque de cauchemar que nous vivons là : la fin d'une certaine idée de la liberté.
Pour combattre cette désagréable impression, et jusqu'à preuve du contraire,  il me reste la Plume. Celle que Prévert arrache doucement à l'oiseau pour écrire son nom dans le bas du tableau. Ecrire est plus que jamais ma thérapie contre une gluante morosité.


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02 mai 2020

Un amour de mésanges


Sur tes ailes tu prends les larmes de la terre
A chaque aube du jour,
Et des hauteurs du ciel par un joyeux mystère,
Tu nous rends en retour
Des perles de gaieté pleuvant dans ta lumière.
André Theuriet










Je t’écris de mon île verte, sous le vent, là-haut. Il pleut. Je voudrais te dire. Ecoute.
Loin du bruit incessant de ces fièvres mentales qui tapissent les écrans et engluent ton espace, au point que parfois tu ne sais plus que penser, la vie te joue du violon. 
Ecoute. 
La vie, je veux dire cette vibration si unique qui anime les êtres, de la moindre feuille au plus élégant des mammifères. Une mélodie subtile et suave, faite d’impalpables grains, en suspens dans l’air. Sans gratter le crin, sans percer le tympan. La vie est un haïku des quatre saisons, une ode, une sonate en joie majeure.
C’est une chance de pouvoir simplement contempler les oiseaux qui viennent s’abreuver dans une vieille bassine en fer blanc, sous les chênes. C’est une chance aussi de savoir que c’en est une.
On a posé une pierre dans l’eau, pour le confort de l’heure du bain : les emplumés aiment s’ablutionner à grands coups d’ailes, vigoureux comme des rois de l’herbe, sans craindre de perdre l'équilibre. Depuis trois jours, les averses ont soudoyé le soleil pour qu’il se cache. Il était temps, la terre tirait une mine déconfite, et la prairie prenait des allures de savane.
Mais même quand il pleut, ils se dépensent et se vautrent dans l’eau froide avec bonheur. Le bonheur d’être, sans calcul. Les rôles sont en place. Avec juste ce qu’il faut de séduction innocente pour attirer la belle sous ses plumes. 
La tendre affaire ne dure pas longtemps. Trois, quatre secondes…mais monsieur Mésange ne sait pas que la vie n’a qu’un temps, et que les grandes amours sont souvent fugitives. Il pense avoir gagné son jeton pour le paradis. Madame Mésange se garde de paraître ahurie : « Quoi ? Déjà ? »

C'est le mystère de la vie.
Nous ne faisons que décliner ce mystère avec un peu plus de fioritures. Nous brodons. Nous allongeons le temps. Nous en rajoutons. Nous nous croyons forts. Nous combattons nos peurs par l'agitation, par des jeux complexes de trônes et de mistigri.…Tous nos mausolées d'Halicarnasse, nos colosses de Rhodes, nos phares d'Alexandrie ne valent pas tripette, et sombrent dans la poussière du temps devant ce simple mystère.
Mais naître, voleter, nous affermir, nous sentir libres, trembler de vertige, et en osmose avec la Nature, séduire, convoler, se pencher avec tendresse sur un nid de petits becs à nourrir, savourer la nourriture et toucher du bout de nos ailes l'eau, le soleil, le ciel, qu'y a-t-il de mieux pour nous sentir exister, vraiment ?
Au final, nos meilleurs moments, ceux que nous tentons de retenir comme le sable entre les doigts, ressemblent beaucoup à ceux des mésanges. 
Ça devrait nous rendre humbles...


***


A mon amie Françoise, qui fait de merveilleuses photos d'oiseaux.
Et à Stéphane, mon jeune voisin passionné lui aussi de photo animalière.



Pour l'atelier des Plumes d'Asphodèle chez Emilie
Il fallait placer les mots  :
RÔLE, VIOLON, SUBTIL, JETON, CHANCE, AHURI, DEPENSER, MANIGANCE, GRATTER, SEDUCTION, SUSPENS, SOUDOYER, MISTIGRI