24 février 2018

Voyage





Le plus grand voyageur n’est pas celui qui a fait dix fois le tour
du monde, mais celui qui a fait une seule fois le tour de lui-même.
Mahatma Gandhi









A toi, qui m'accompagnes sur mon chemin...







C’est un endroit extra, aux richesses inattendues. On dit que les frondaisons flamboyantes de ses orées s’inclinent sur les dalles bariolées de parvis enchanteurs. Les ombres mouvantes y dessinent des théâtres de douces voluptés. La paix baigne ses lacs et ses sentiers. 
 Tu auras peur, au début. Mais le voyage en vaut la peine, tu peux y aller.
Ceux qui l'ont tenté n'en sont pas revenus, de tant de bonheur trouvé.
En embuscade dans cette jungle, pris dans les lacs de lianes trop intriquées, et comme maléfiques, tu te croiras loin de tout. Dans l'isolement total, sans appui et sans armes. Ton chapeau s’envolera peut-être au vent défrisant qui courbe les épineux au-dessus des vallons. Tes chaussures serreront tes pieds comme des nasses. C’est que le chemin y est aride. Aride et rude.
Les eaux saumâtres aux algues vénéneuses, boursoufleront tes mains avant même d’étancher ta soif. De sombres poissons au fuselage ocre et carmin troueront ton espace de questions insidieuses. Tu auras chaud, tu auras froid.
Les ronces voudront t’empêcher de passer, semant des graines de chaos et de doutes sur ton passage. Ton habit se déchirera, et peut-être ton courage.
Mais tu continueras. De frêles bicoques d’encre et de papier  trembleront au bord des précipices. Ce sera long. Des ennemis invisibles tenteront de t’atteindre. De te décourager dans l'aventure. Toi, tu seras en solitude, courbé à surveiller les planches pourries des pontons, et à garder ton équilibre pour ne pas tomber dans des ravins de poussière.
Mais des mains se tendront bientôt, bienveillantes, pour t'aider à franchir les cols, les névés, les avens. Tu reconnaîtras tes vrais amis. Tu affermiras ton pas. Tu respireras plus ample.
Et puis un jour, un jour enfin, de clarté bleue et tissé d’or, s’offrira à ta vue brûlante et épuisée par l’ophtalmie, à tes membres perclus de douleurs sourdes, et presque à bout, le plus beau des panoramas.
Et de l’eau à ta bouche asséchée coulera d’une fontaine, apaisant ton cœur de tous ses maux. Tu auras fait le plus beau des voyages : celui qui mène à toi.Trouvé le plus beau des trésors : cette force au fond de toi. Alors, as-tu commencé ? Ou attends-tu encore, en tremblant sur la berge, que le fleuve de ta vie s'écoule sans toi ?

¸¸.•*¨*• ☆







Musique : Didier Squiban- Iroise

19 février 2018

Horoscope mystérieux







Lakevio nous propose cette semaine de nous emmener dans l'escalier, forts de cette citation de Patrick Modiano :

« Il ne faut jamais éclaircir le mystère. De toute façon, un écrivain ne le pourrait pas. Et même s'il cherche à l'éclaircir de manière méticuleuse, il ne fait que le renforcer. »



Et pour les Impromptus littéraires, qui font sortir la Lune de sang.


















Un soir de lune de sang, j'ai rencontré sur mon palier un astrologue.  Sa robe d'étoile azurée scintillait dans l'obscurité. Il m'a donné votre horoscope mais chut ! Ne le dévoilez pas...




***


Bélier
C'est tout en haut de l’escalier que vous trouverez votre clé. Et votre énigme personnelle ne contemplera plus que vous. Gravissez tout doux les degrés, et sur la pointe des pieds, pour capter ce souffle subtil, cette énergie évanescente qui vous portera tout en haut, plutôt que de vous essouffler à les écheler quatre à quatre. C’est ainsi que l’on raffermit sa hardiesse et ses mollets.

Balance
Sur le palier…à droite ? à gauche ? Vous hésitez, vous balancez, la vie pour vous est un dilemme, une éternelle croisée des routes, suivis d’un autre niveau, et d’autres routes entrelacées. Respirez ! vraiment, respirez ! Sinon vous risquez d’énerver un bélier ou un sagittaire...avant de s'en servir bien sûr !

Vierge
Quel est donc ce rayon de lune ou de soleil où vous courez ? Peut-être l’avatar fugace de votre rêve en bandoulière, vous que la crainte désespère…Si vous n’aimez  la sombritude, ouvrez votre regard profond et captez la fine lumière, elle est tout près. Mais chaussez des lunettes noires qui vous donneront, c’est écrit, un air extrême de mystère.

Lion
Vous êtes de ces fauves-là qui montent impérialement, tous les degrés de l’existence, palais de songes flamboyants, votre port royal et altier ne se prendra pas les pieds dans le tapis rouge carmin des contrariétés passagères, grâce à la triple conjonction bénéfique de Jupiter, de Saturne avec ses anneaux et du balai de la concierge.

Verseau
Tout est trempé après l’averse de problèmes épineux, et vous risquez de trébucher sur le marbre luisant d’et puis ? Et alors ? Mais encore ? Cherchez partout le moindre indice, accrochez-vous bien à la rampe, et vous ferez un pied-de-nez aux nez-de-marches en laiton. Ou en letton, si vous avez de l'amour pour les pays baltes. 

Taureau
Méditez cette citation de notre grand Romain Gary
« Je me suis assis dans l'escalier et j'ai pleuré comme un veauLes veaux ne pleurent jamais mais c’est l’expression qui veut ça »
Et si vous sautiez la barrière ? Un scorpion en pince pour vous. C’est clair, vous pouvez foncer. N'hésitez plus, le chiffon rouge est accroché à un barreau.Et ne pleurez plus comme un veau.

Cancer
Une boule de cuivre rose scintille au pied de la volée. Un symbole de vent solaire ? Un point final d’exclamation à une histoire en pointillés ? Ou une inaccessible étoile ? Ne vous perdez en conjectures, la vie vous attend tout en haut, sixième étage, porte bleue.
Tapez trois coups : votre spectacle va pouvoir enfin commencer. Comédie ou tragédie ? Vous avez le choix du pari.

Capricorne
Vous souffrez d’esprit d’escalier, les Jorédu, les Jorépu, créatures mystérieuses qui vous collent aux entournures et vous soufflent toujours trop tard, la réponse qui ferait mouche. Mais aujourd’hui profitez-en, Vénus vous a à la bonne, et vous serez vraiment surpris de ce merveilleux à-propos qui vous emmitoufle d’audace. Jetez-vous dans les bras du vent. Et caressez la conjoncture.

Scorpion
On vous écrase, on vous épingle avec des mines dégoûtées quand on vous croise dans l’escalier. Mais aujourd’hui c’en est fini. Vous allez pouvoir leur montrer de quelle chitine vous êtes fait. Et que le feu qui vous dévore ne vous détruira jamais. Vous êtes empli de force vive et du souffle des profondeurs sous votre carapace noire. C'est votre beauté intrinsecte.

Sagittaire
Le bonheur à un jet de flèche, ça vous dirait ? Tirez-en une de votre carquois familier, bandez votre arc, votre arc-en-ciel, votre arc en ogive brisé. Grimpez une à une les marches au pas de Sioux, sans respirer et puis soyez prudent surtout, le bonheur est un oiseau fou qui ne demande qu’à s’envoler par le vasistas du palier.
  
Gémeaux
Vous monterez, et croiserez, dans l’autre sens et sans arrêt votre double qui vous ressemble. Mais ce n’est plus un escalier, soudain c’est une échelle de soie, un grain de haricot germé dans vos cœurs timides, éblouis, celle que Jack avait semée pour accéder au paradis.Proposez-lui donc un palier, comme un sas de décompression, enivrez-vous des bulles d’air qui s’échappent de la bouteille. Plongez enfin au bonheur trouble et apprivoisez votre double.

Poissons
Les prochains jours verront fêter votre énième tour de soleil ? Applaudissons des deux nageoires. Votre grande ingéniosité vous sort à chaque coup du sort, des tourbillons,  paquets de mer, escaliers en colimaçon. Vous aurez l’écaille luisante, et la branchie avantageuse et la vie vous fera de l’œil, un œil, bien sûr, de merlan frit. Mais pas de friture sur la ligne, vous serez aimé et compris.

Serpentaire
Vous saurez charmer tous les gens par votre regard envoûtant, montrer une grande souplesse intellectuelle s’entend, qui permettra de faire glisser les soucis les contrariétés sans atteindre votre nid douillet.
La période sera peut-être l'occasion de changer de peau. Si vous vous sentez pris au collet, n'en faites pas tout un sac. Gardez donc votre sang-froid et sifflez par vos oreillettes en agitant vos grelots. 



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17 février 2018

En terrasse








« Quelques jours après, à la terrasse d'un café, je buvais de l'alcool tout en observant de l'œil droit une femme blanche et rose comme la reine des banquises et du gauche une femme bleu de Prusse, aux yeux brillants, aux lèvres blanches en glace de Venise, qui lisait une lettre écrite sur papier garance. »


 Robert Desnos








L'ombre de Léon-Paul Fargues rôde sur ce qu'il appelait malicieusement « les académies de trottoir ». 
Les terrasses de café ont quelque chose de très littéraire, elles sont si délicieusement inscrites à notre « tableau culturel français »...
En tout cas, elles brillent au petit panthéon portatif de mes plaisirs d'épicurienne.
J'y retrouve souvent mes amis pour partager quelques éclats de rire. Ou j'y vais seule, pour rêver ou observer les gens à travers le prisme de mon verre.
Ce que j'aime ? 
J'aime les petits déjeuners parisiens,  sentir les premiers rayons du jour caresser  les croissants, encore chauds et tout gonflés, un petit matin d'été. L'odeur du café fumant. Le sucre que l'on déshabille lentement de son papier, la confiture d'abricot que l'on étale sur le pain en se léchant les babines.
J'aime le chocolat chaud à la cannelle, au bar d'altitude, quand les doigts gourds se réchauffent sur la tasse, pendant que les dernières lueurs du jour nappent de rose les cimes comme dans une aquarelle de Samivel.
J'aime l'heure du thé au Commerce, sur la place des Tilleuls, devant la fontaine où s'ébattent les pigeons...Ou, tiens, le petit apéritif à la Marine, sur le port, bercée par l'odeur âcre de la marée,  déchirée par les cris des gabians qui rasent les voiliers du bout de leur aile de craie.
J'aime ce dernier verre impromptu, au café Grévin, en sortant du théâtre à minuit dans cette ambiance noctambule et assourdie dont s'emmitoufle Paris, seulement pour ceux qui se couchent tard.

En terrasse, j'attrape la joie en suspension dans l'air, je la capte, je la fais couler en petits ruisseaux d'encre sur les pages d'un carnet de moleskine. Elle se transforme en écriture. Pour dire les printemps, la fraîcheur de l'ombre d'une placette en été, le froid piquant d'un janvier quand s'installer dehors tient de l'audace folle. Ce qui m'importe, c'est moins ce que je bois que les mille sensations qui me traversent.

Non, je n'oublie pas que la mort a frappé, un soir de novembre, des gens qui, tout comme moi, y goûtaient l'insouciance d'un moment de liberté.
Mais aucune terreur ne saurait empêcher que l'on s'y égaie. L'amour y flotte en filigrane. N'en déplaise aux porteurs de haine et de sang.
Conversations badines, rêves éveillés, regards. Le musicien qui ne semble jouer que pour moi. Tout me charme quand j'écoute battre le coeur de la cité à l'étendard des terrasses. 


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12 février 2018

Algorithme cardiaque




Un quai de gare luisant de pluie.
Une femme en rouge, immobile et ruisselante, un homme pressé qui court vers...il ne sait pas lui même vers quoi il court. S'accrochant à son chapeau comme à la vanité de toute chose.
Mais savons-nous jamais vers quoi nous courons?
La rencontre est imminente.
Dans dix secondes, il va croiser son regard, qu'il n'oubliera plus.
A partir de là, deux hypothèses : ou il s'arrête, à bout de souffle, et décide de regarder la jeune femme au fond de l'âme. Ou il continue sa course, avec au coeur ce pincement de homard qui fait un mal de chien et qui se nomme regret.
Il décide de la regarder, finalement. Haletant, beau comme un italien quand il sait qu'il aura de l'amour et du etc, il plonge ses yeux dans l'eau sombre de ce regard de femme noyé de brume. Deux possibilités alors : ou elle répond à ce regard brûlant, car elle est de celles qui mettent du feu même sous l'orage, ou elle se détourne avec une mine de mépris, écroulant les rêves comme des châteaux de cartes. 
Par chance, elle le regarde fixement, avec ce léger sourire de Joconde qui invite au mystère.
Il peut alors choisir la voie classique, phrase d'accroche, invitation à boire un verre, délice de la conversation d'escalier, quand tout est encore possible, fugace et non accompli. Ou alors oser l'audace folle de l'enlacer et déposer sur ses lèvres un baiser de cinéma, dans ce décor grandiose de Charing-Cross qui ne semble avoir été conçu que pour les brèves rencontres.
En même temps, il ne sait pas si cette femme attend l'homme de sa vie, robe bague et enfants, ou si elle aime seulement les fugitifs emportements de la passion.
Pourquoi préfère-t-il se dire que ce magnifique oiseau de nuit, à la bouche scintillante de pluie et au coeur frémissant, n'attend qu'un peu de courage de sa part pour qu'ils s'envolent ensemble ?
Alors lui, l'homme pressé qui avait oublié le goût du sel, se sent pousser des ailes.
Et leur étreinte, au milieu des passants hagards dans le smog londonien, a ce goût d'éphémère éternité que ces derniers ne connaîtront jamais.
Une virgule suspendue dans le néant, avant le prochain choix : en rester là éblouis comme deux enfants et reprendre chacun le cours de sa vie. 
Ou choisir une chambre d'hôtel, où ils se donneront, se prendront, s’offriront aux yeux, aux narines, aux lèvres, à la bouche, à la langue, aux mains, aux doigts de l’autre. Deux perles nues et nacrées, luisantes et lisses, baignant entre les parois aux velours pourpres d’une huître voluptueusement close au temps et au reste de l’univers.
Et au petit matin frileux, une alternative à nouveau, se dire adieu, ou prolonger encore un peu le miracle, au risque de l'émousser...

A chaque instant, la vie nous offre une croisée des chemins. En une splendide succession de uns et de zéros. 


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Pour l'atelier de Lakevio, que je remercie.
Clin d'oeil à mon ami Dorian

09 février 2018

Au pays de Cézanne









Cher Paul,


Je suis venue voir tes oliviers, à l'ombre bleutée de ta chère Sainte-Victoire. Elle est toujours là, somptueuse dans sa nudité d'odalisque minérale, dominée par le Ventoux, l'ogre couronné de neige. 
C'était un grand jour. Tiens, je crois que tu aurais voulu le peindre !
J'y ai rencontré Den, une belle poétesse blogueuse de mes amis, qui vit là, au coeur de tes paysages, parmi le thym et les cistes sauvages. C'est elle qui m'avait fait, un jour, découvrir René Frégni, magnifique écrivain à la plume trempée de vent sous la courbure ventrue des nuages.
Le coeur battant de cette première rencontre, Den m'a emmenée dans un lieu puissant et magique, que tu aurais aimé, Paul. Ah oui, je suis sûre que tu aurais croisé avec bonheur l'âme des artistes, de Calder à Jean Nouvel, qui poussent là en liberté parmi les cépages aux noms prestigieux, Syrrah, Cabernet-Sauvignon...
Un centre d'art ultra moderne planté comme une flèche, racé comme un oiseau dans la verdure, oeuvre de Tadao Ando.
La balade dans les vignes permet de découvrir tour à tour une araignée géante, une goutte de métal de trois mètres de diamètre, un miroir aux alouettes qui tournoie sous la brise. Et tant d'autres « insolitudes » cachées sous les pins...Le pavillon de musique semble s'être pris un tsunami derrière la calebasse. Tout y est démesuré.
Et quelle heureuse croisée des plaisirs ! Partager un repas fin et succulent, discuter entre filles du goût de la vie, s'emplir les yeux de beauté. Trio gagnant. Les yeux dérobés aux étoiles. Le coeur ravi. 
Dans le silence de la garrigue, caressée d'un froid piquant, nous avons partagé le silence. C'était beau comme un jeudi, ces files de cyprès alignés comme des sentinelles .
J'ai écouté la fontaine consoler les coeurs sur la placette de la Terrasse, fermée en ce creux de saison un peu désert. Chaque oeuvre a livré son message, son secret poétique ou farfelu. 
Le serveur, beau comme un astre, nous a offert le thé.
Tout était bien. Allez, Paul, je te laisse à ta peinture.  Je vais rêver du pays d'Aix.
Adessias


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Pour en savoir plus, le site très documenté du Château La Coste
Et en images :

03 février 2018

L'arbre va tomber






Moi, superbe, l'été  dernier, vu de chez Célestine...































Alors oui, je sais. Les arbres ne sont pas censés penser. Encore moins parler.  Mais qui vous a dit cela ? Un de vos savants de Marseille ? Un expert Miami ou Manhattan ? Et bien sûr, vous l'avez cru, pauvres humains, toujours prêts à gober n'importe quelle fadaise...
Eh oui, je suis un arbre qui parle. Et si je me permets de prendre la parole, aujourd'hui, après plus d'un demi-siècle de silence, c'est que ma dernière heure est arrivée. 
Ah...ma vie... Soupir ! J'ai poussé avec bonheur, ayant été sauvé de la décharge par un petit garçon qui croyait au père noël et qui a voulu me replanter dans le jardin.
J'ai senti le vent sifflant soufflant dans mes aiguilles de grand sapin vert, comme dans la chanson. La caresse du printemps verdissant mes bourgeons.
J'ai abrité les amours mélodieuses de centaines de merles, de mésanges et de fauvettes, et vu bondir comme des flammes les queues de quelques écureuils égarés.  En ville, ce n'est pas très courant, les écureuils. Ce n'est pas très bondissant non plus, pour tout dire. 
Les humains ont bien profité de moi durant des années, débouché leurs sinus de ma fraîcheur parfumée d'authentique résineux et ravi leurs yeux de mes pignes fuselées comme des bougies vernies. 
J'ai enjolivé leur réveil en les saluant de mes branches généreuses. J'ai abrité les escalades des enfants mutins, du temps où ils savaient encore grimper aux arbres. A chaque noël, on m'enguirlandait, ça me rappelait ma jeunesse scintillante. J'ai ployé sous la neige et accroché des chandelles de givre à mon manteau. J'ai assuré le spectacle en toute saison.
Mais le Mistral et la Tramontane ont eu raison de ma verticalité. A chaque grosse pluie, mes pauvres racines ont bougé de plus en plus dans le sol amolli. Et voilà que je penche comme la Tour de Pise, menaçant sérieusement de m'affaler comme un polisson sur la maison dont je suis bien trop proche.
Mes branches chatouillent presque ses volets, et en hiver, il paraît que mon ombre vole le soleil des habitants. Les ingrats ! C'est comme s'ils avaient oublié tous mes bienfaits. Je ne suis plus qu'un grand escogriffe de con if air perdant ses aiguilles sur leur terrasse et gâtant leur café du matin. J'attire les fourmis. Je perds ma sève. Je colle. On m'accuse de tous les maux. Je suis vieux, quoi. 
Je vais mourir, je sais. Un énergumène grimpant, armé de cordes et de poulies va me saucissonner et me passer à la broyeuse en trois coups de tronçonneuse, un vrai carnage. Être un vieux sapin, ça ne pardonne pas. Agissent-ils ainsi avec leurs anciens, je me le demande...
Ah...il faut que je vous dise : j'ai quand même apprécié que leur voisine, une grande tige rousse au céleste nom, vienne me susurrer un petit adieu mouillé d'émotion. Elle n'avait pas l'air ravi-ravi de me voir transformé en sciure incessamment, et il me semble avoir aperçu au coin de son oeil bleu ciel comme un nuage un peu gris.
Bon je vous laisse. J'entends mes bourreaux arriver. 
Si j'osais, je dirais malgré tout que cette vie fut belle. Mais je crois qu'Aragon l'a dit avant moi. Ben quoi ? Oui je suis un arbre et je connais Aragon. Ça vous la coupe, hein...

 Gédéon le Sapin



***


       C'est une chose étrange à la fin que le monde
Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit
Ces moments de bonheur ces midis d'incendie
La nuit immense et noire aux déchirures blondes

Rien n'est si précieux peut-être qu'on le croit
D'autres viennent Ils ont le cœur que j'ai moi-même
Ils savent toucher l'herbe et dire je vous aime
Et rêver dans le soir où s'éteignent les voix


 Il y aura toujours un couple frémissant
Pour qui ce matin-là sera l'aube première
Il y aura toujours l'eau le vent la lumière
Rien ne passe après tout si ce n'est le passant

C'est une chose au fond que je ne puis comprendreCette peur de mourir que les gens ont chez eux
Comme si ce n'était pas assez merveilleux
Que le ciel un moment nous ait paru si tendre...


 Malgré tout je vous dis que cette vie fut telle
Qu'à qui voudra m'entendre à qui je parle ici
N'ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci
Je dirai malgré tout que cette vie fut belle
Louis Aragon