24 mai 2021

Tenségrité

Poster La Joconde



Connaissez-vous la tenségrité ? C'est un principe physique utilisé par les architectes et les bâtisseurs de ponts, selon lequel « une structure a la faculté de se stabiliser par le jeu des forces de tension et de compression qui s'y répartissent et s'y équilibrent. »
Ce qui signifie, par exemple, qu'en reliant des barres par des câbles, sans relier directement les barres entre elles, on arrive à constituer un système solide et cohérent, et en même temps remarquablement aérien et léger. 
Vous ne comprenez rien ? C'est normal. Les explications techniques sont toujours un peu nébuleuses, comme un mode d'emploi de machine à laver made in Taïwan.

Mais sachez que ce week-end, jouant les Philippe Delerm en savourant ma première gorgée de bière depuis des lustres au café Bancel, j'ai repensé à cette notion que je ne connaissais encore pas la veille. On en apprend tous les jours, c'est connu.
La tenségrité...Savant mélange de tension et d'intégrité.  Ah, que la science est une chose belle quand elle touche à la poésie des mots-valises !
 J'ai pensé que nous sommes des structures complexes, nous aussi, sujets à des tensions, des compressions, des tiraillements, et pourtant capables, par le jeu subtil de nos forces intérieures, de nous stabiliser et d'atteindre notre point d'équilibre intègre...

L'ai était frais, doux et empreint de ces prémices d'été qui tournent un peu la tête, comme un vin rosé siroté trop vite : cris stridents des guêpiers fendant le ciel, odeurs grisantes de chèvrefeuille et fortes de poisson grillé, foule gentiment bigarrée, et partout cette joie d'enfants trop longtemps privés de récré...Les enfants que nous sommes tous, au fond. 
 J'avais presque oublié combien c'était beau à voir, des dents blanches illuminant des visages.
J'ai respiré à grandes goulées ce vent d'espoir. Et j'ai senti se dessiner, sur mon visage à moi, mon sourire de Joconde, celui que l'on m'a si souvent attribué : le sourire de la joie pure, jubilatoire. Cette joie de funambule en parfait équilibre.

Sans doute Lisa Gherardini avait-elle découvert, elle aussi, le concept de tenségrité, en farfouillant avec curiosité dans les carnets de Léonardo ...Et sans doute possédait-elle cette faculté de rester sereine malgré les adversités, un mariage précoce avec un vieux barbon de quarante ans, et six gosses à torcher. Tout cela, sans qu'il lui fût impossible, (au Quattrocento, imaginez ...) d'aller boire un pot en terrasse pour goûter aux effets intérieurs de la joie pure. Mais quelle femme, Monalisa !
Je ne vois pas d'autre explication à son sourire mythique.

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Pour l'atelier du Goût, on se demandait à quoi pensait la Joconde.




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Un exemple de tenségrité :
La Tour d'aiguilles par Kenneth Snelson 
au musée Kröller-Müller à Otterlo (Pays-Bas).


D'autres exemples plus simples de tenségrité pour celles et ceux qui veulent s'amuser une après-midi de pluie :
 



 


10 mai 2021

Respirer


 Je suis plantée depuis dix minutes devant ce tableau de Caillebotte. 
Un tableau très réussi, nous dit le guide en se lançant dans une étude approfondie du style de l'artiste.



A dire le vrai, il approfondit surtout mon ennui abyssal. Je baille.
Pas un seul couple d'amoureux qui se bécotent, sur ces bancs ?   Pas plus d'écureuils dans ces arbres que de beurre en branche ?
Quant à cette jolie verdure, elle m'étouffe un peu. Peut-être parce qu'elle bouche l'horizon. 
Depuis quelque temps, j'ai besoin d'oxygène, de grands espaces, de sentiers qui verdoient vers de hautes montagnes...



             ...tel celui des Marmottes, un beau souvenir de vacances dans les Alpes. L'air pur me coupait le souffle, mais paradoxalement je respirais de tout mon être.


Je me prends à rêver à ce bord de mer sauvage que tu me fis découvrir en septembre dernier... Le clapotis des vagues sur les rochers ocres, le bleu étincelant tout alentour, je me sentais comme happée par le paysage, c'était ressourçant.
C'était à l'occasion d'un séjour au Lavandou, une de ces parenthèses qui font tant de bien à l'âme.









J'ai repensé à la beauté rose des salins de 
Camargue, quand l'eau prend la teinte des flamants, par un de ces sortilèges dont la nature a le secret.
Ce spectacle est une magie difficile à décrire, c'est superbe.
 Caillebotte l'aurait peut-être peinte, 
qui sait, s'il avait traîné ses guêtres à Aigues-Mortes ?



Mon esprit a glissé vers la Normandie d'où j'étais revenue gaie et hardie, souvenez-vous...Histoire de me remémorer un autre moment de belle respiration. C'était à la Pointe du Grouin. Le soleil descendait sur les flots comme dans un poème de Victor Hugo...




Je suis sortie de l'exposition sur Caillebotte, l'esprit tout ragaillardi d'un air neuf. Il pleuvait sur Aix. Avec Josy, nous sommes allées boire un chocolat sur le cours Mirabeau. J'ai senti mon coeur se soulever doucement dans ma poitrine. J'étais comme un faon au coeur de la forêt.

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Pour l'atelier du Goût.


02 mai 2021

Que ma joie demeure




L'homme, on a dit qu'il était fait de cellules et de sang. Mais en réalité il est comme un feuillage. Non pas serré en bloc, mais composé d'images éparses comme les feuilles dans les branches des arbres, et à travers lesquelles il faut que le vent passe pour que ça chante.
Jean Giono






Certains coins du jardin sont encore plus beaux sous une pluie battante. Une pluie serrée, depuis deux jours, donne au ciel un air mauve et arrose généreusement les gauras, les sauges et les campanules.
La pluie s'accorde bien avec la joie. Peut-être parce que le mélange n'est pas attendu. La pluie me réjouit, c'est sans doute ma sagesse intrinsèque qui me dépeint le monde autrement ...
On dit toujours « un temps triste », mais quel manque d'imagination, n'est-ce pas...
Il faut dire que l'imagination n'est plus au pouvoir depuis longtemps. Les temps sont durs pour les rêveurs, dit-on aussi. 
Et pourtant.
Deux jeunes femmes qui me sont très chères se sont lancées dans la réalisation de leur rêve professionnel. Première étape : s'émanciper de l'emprise gluante d'une mère toxique et de son chantage affectif, prendre un appartement, ouvrir leurs ailes. Voilà qui est fait. Elles ont toute ma tendresse et mon soutien, et les clés de leur avenir en couleurs. Volez, petites colombes !
La vente de notre maison familiale va se concrétiser elle aussi, malgré des lenteurs administratives inimaginables, on touche enfin au but. Et en tant que soeur aînée à qui le bébé a été confié,  je ne suis pas peu fière de mon implication et de ma détermination dans l'aventure.
La pluie redouble d'effort pour ripoliner le gazon d'une belle teinte grenouille. Ici, j'ai ajouté des impatiens rouge intense. Comme un baiser de fleurs dans tout ce vert. C'est d'un joli effet. 
Les chatons des chênes tapissent la terrasse, on dirait des colonies de chenilles velues agglutinées par la pluie.
Après Giono, que je relis régulièrement, comme un mantra apaisant, je viens de finir un livre superbe, Douze palais de Mémoire, d'Anna Moï. Délicate histoire d'un père et de sa fille fuyant leur pays pour retrouver leur liberté. Un livre de mer, de thé et de poésie. Magnifique. Vietnamien. Universel.
Ce matin, deux chevreuils ont traversé le jardin, dans la lumière magique de l'aube. C'était féerique.
- La nature te rend philosophe, Célestine... 
- Pas vous ? Ne vous posez-vous pas ce genre de questions essentielles et revigorantes :
Et si par exemple, nous fabriquions tous, chaque jour,  notre propre journal des nouvelles du monde ? 
Mais du vrai monde, celui que nous créons de nos mains aimantes, de nos actes généreux, et de nos rêves fous ? Celui qui prend racine dans nos vies simples et tranquilles, avec pour horizon l'amour des êtres chers.
Et si nous suivions une voie inédite, ne cédant ni à la peur des uns ni à la colère ou la suspicion des autres ? En n'accordant notre confiance qu'à notre raison, et à notre coeur, plutôt qu'à des personnages de carton-pâte, ne possédant plus ni l'un ni l'autre, et agitant leurs egos comme des bannières de guerre, éclaboussées de bêtise ou de cupidité ?
Si nous avions raison de croire en nos valeurs ?
Si nous cultivions notre jardin comme Voltaire ? Au propre, mais surtout au figuré.
En écoutant chanter en nous le vent fécond de la joie quotidienne.

Et si nous décidions simplement d'être heureux, puisqu'avant de mourir  ça vous paraîtra fou mais nous avons tous 100% de chance de vivre ? ;-)


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