27 octobre 2018

Les pierres blanches


« La vie a une densité explosive. 
Un minuscule caillou contient tous les royaumes. »
Christian Bobin









Ces fameuses pierres blanches. Celles dont nous marquons certains jours exceptionnels du calendrier.
Ce sont ces événements que l'on a vécus comme positifs et constructifs et qui jalonnent toute vie. Il serait bon de les regarder, les caresser, se pencher sur leur tracé de craie fluorescente éclairant l'ombre grise des chemins.
Comme autant de petits cailloux-repères. Comme autant d'étoiles décrochées de là-haut pour scintiller à nos fronts obstinés.
J'aime assez cette idée, suggérée par l'un de vous dans un commentaire qui m'a bouleversée. Un qui, pourtant, a écopé d'un lot de malheurs et de souffrances plus touffu que la moyenne. Vous l'avez remarqué ? Ce sont souvent les personnes les plus handicapées, les plus égratignées par le doigt griffu du sort, qui nous donnent des leçons de joie et de vie. C'est l'aveugle qui nous apprend à regarder, le sourd à écouter. Et le paralytique qui danse comme personne sur le fil ténu de la sagesse. Aérien, subtil malgré ses jambes de plomb.
Oui, j'aime l'idée que nous ne soyons pas seulement la somme de nos échecs, mais aussi, et surtout, le rayonnement étonnant de ce qui est allé plutôt bien.
Parce qu'une vie, ce ne sont pas seulement des blessures, des galères, des déchirures, des pertes. 
Mais aussi de grandes et profondes joies, des constructions solides, des valeurs, des satisfactions. Quand on y réfléchit, une vraie corne d'abondance regorgeant de fruits juteux, comme dans ces tableaux flamands évoquant la mythologie.
Cela fait un an que je visite mes fondations à la recherche de mes failles. Un travail qui a été bénéfique.
Mais savoir prendre la mesure des largesses de la destinée et des cadeaux que j'ai reçus,  voilà sans doute ma plus grande force. 
Je ne cesse d'en dresser la liste, émerveillée comme d'un pli de rosée sur un brin d'herbe. Et vous, quelles pierres blanches brillent au fronton de vos réussites ?



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19 octobre 2018

Le bel automne

« L'automne est le printemps de l'hiver. »
Henri de Toulouse-Lautrec










On avance.  Comme des enfants sur le sable. En crabe. En danseuse. A reculons. A pas de géants. A pas de fourmi. Sur le côté. Sur les mains. Sur un pied. En poussant parfois un lourd rocher. Un rocher décisif.
On se roule, ou on est roulé dans les difficultés comme des sardines dans la farine. La vie nous pane. La vie nous frit. Elle nous retourne comme des crêpes dans les fancy-fair à la fraise.
Et pourtant on avance, on avance comme des enfants, le doigt tendu vers une étoile. En équilibre sur nos fils, au-dessus des arcs-en-ciel, en oubliant le laid, le faux, le sang, le gris. On avance comme on peut pour ne pas tomber.  
Parfois l'amour fait balancier, telles deux ailes. De longues flammes de bonheur et d'ouate blanche qui nous sortent du coeur.
Mais parfois on est seul sous son pommier, et tel un Newton étonné, on se ramasse une pomme en pleine poire. 
Le nez fendu et l'oeil poché, et le menton en marmelade, on réfléchit. On a le temps. Pourtant ça presse. Ça urge même. 
Le rire triste de Verlaine dans l'âme nous susurre à l'oreille : « Qu'as-tu fait, ô toi que voilà, pleurant sans cesse, dis qu'as-tu fait de ta jeunesse ? »
Alors on avance. Sur le parvis des évidences. Dans la boue des vicissitudes. Bravement ou lâchement. Vite ou lentement. 
Et puis au bout d'un incertain temps, quand on a fait un choix, pris une décision, mûrie comme un fruit d'or du jardin des espérances, comme une grosse pomme rouge qui se détache sans effort, on se sent mieux. Le poumon frais. L'oeil brillant d'un saumon sauvage. On a ôté l'arête du gosier. Libérée. Délivrée. Comme la reine des neiges quand elle se déchire la glotte du fond de sa forêt givrée.
Sauf que nous, c'est pour de vrai. 
 Le soleil donne sur les feuillages et nos joues qui s'empourprent. On est bien.



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12 octobre 2018

Plus bleu que le bleu de mes yeux




Hier encore avait lieu, chez Drouot, une vente aux enchères un peu exceptionnelle au profit de l’amicale des joyeux trousse-chemises du dimanche. Il faut savoir que, sur ma vie, je n’avais jamais perçu autant d’émotions dans une salle des ventes…
 Sur l’estrade spécialement tendue d’un rideau de calicot plus bleu que le bleu de mes yeux, la commissaire-priseure, une rousse incendiaire en tailleur amandine et aux ongles parfaitement manucurés (une de ces femmes à qui l’on ne saurait dire « Tu t’laisses aller ») la commissaire, donc, présenta au public quelques objets précieux ou rares qui envolèrent les enchères : les deux guitares de l’artiste, bien sûr, mais aussi le fameux tableau vendu à Montmartre un soir de bohème contre un bon repas chaud et la fameuse affiche à peine racornie par le temps, celle en haut de laquelle il se voyait déjà.
Parmi d’autres lots remarquables, signalons un rafiot craquant de la coque au pont, un billet d’embarquement pour le bout de la terre, une tortue, deux canaris et une chatte, à récupérer au 29 rue Sarasate, ainsi qu’un lot de cent bougies que l’artiste avait préparées pour qu’on lui souhaite bon anniversaire sur scène le jour de ses cent ans, comme il en rêvait.
Citons encore à la louche une roulotte peinte en vert, des tréteaux, une gondole, des amours mortes, un ou deux plaisirs démodés, des lueurs psychédéliques, un curieux décorum, des lilas à accrocher aux fenêtres, des bigoudis, des bas tombant sur les chaussures et un vieux peignoir mal fermé.
Le clou de la vente a été sans conteste l’oreiller de la Mamma, qu’un dénommé Giorgio emporta après une surenchère acharnée pour une somme astronomique. On peut dire qu’il avait eu la baraka, sur ce coup-là, et pourtant ce n’était pas gagné. On raconte qu’il était plutôt maudit, là-bas, dans le clan des Siciliens…
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Pour ma part, je n’aurais pas eu les moyens d’acheter quoi que ce fût de cette prodigieuse collection. Je suis quand même repartie avec un petit flacon contenant précieusement l’odeur d’une rose. Sur l’étiquette ces simples mots : « J’aime Paris au mois de mai… »



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Pour les Impromptus Littéraires, il fallait utiliser une dizaine de titres de Charles Aznavour.

08 octobre 2018

Les sirènes du lac








J'ai rapporté de mon dernier périple savoyard une expérience assez étonnante. 
Saviez-vous, chers et adorés lecteurs,  que le chaînon manquant avait été découvert, il y a quelque temps, au fond du lac d'Annecy ? 
Il s'agit de deux squelettes d'hydropithèques enlacés, sortes de singes aquatiques présentant très nettement les caractéristiques d'êtres munis de bras, mais prolongés d'une longue queue de poisson. 

C'est ce que le très sérieux et réputé muséum d'histoire naturelle de la ville se fait fort de nous apprendre, au niveau de la salle intitulée « océanographie et faune sous-marine »  et ce, dans une remarquable scénographie : photos du bateau-découvreur, interview de savants émérites,  vitrines avec reconstitution des deux créatures, que les habitants appellent familièrement « les amoureux du Lac », anecdotes plus vraies que nature ainsi que force explications scientifiques enthousiastes sur l'événement.
Qu'est-ce que c'est que cette embrouille, nom d'un fox à poil mou ? me susurra aussitôt la petite voix de ma raison, au fond à gauche de mon vestibule auriculaire. Des sirènes ? Pourquoi pas le monstre du Loch d'Annecy ? Quel est donc ce mystère, et où se niche l'astuce, quel diable va sortir de sa boîte, saperlipotruc ? 
Les ados présents résumèrent assez bien leur remise en question personnelle, émergeant d'un doute très sain, par une expression synthétique et parfaitement adéquate : « Des sirènes ? What's the fuck ?  » 
Je mis peu de temps à dénicher l'anguille sous la roche, ou la baleine sous le gravier : il s'agissait en réalité d'une installation artistique du créateur espagnol Joan Fontcuberta.  Quel joyeux drille, ce Joan !
Une mise en scène censée faire réfléchir les quidames et les quimessieurs sur la véracité d'une information, surtout quand elle est donnée par un organisme théoriquement au-dessus de tout soupçon. 
Ah...Interroger ses connaissances, croiser les informations, penser par soi-même...Voilà qui est très sain. Et la démarche de ce plasticien va sans doute en ce sens. Réfléchissez ! 
La science évolue continuellement, rien n'est figé bien sûr. Les sirènes n'existent pas, mais seulement jusqu'à preuve du contraire. Bon, c'est un peu dommage pour la poésie, c'est joli, les sirènes, mais quel objectif ambitieux : prendre garde de ne pas céder à celles de la croyance aveugle, et de sombrer dans l'excès inverse en remettant en cause des faits établis et prouvés solidement...
Tels ces illuminés de la communauté Flat Earth, qui pensent mordicus qu'en fait la terre serait comme une grosse pizza plate flottant dans l'espace. Où ceux qui soutiennent en vous regardant au fond des yeux que les dinosaures n'ont pas existé, et qu'on n'est jamais allés sur la lune. 
Ne pas confondre savoir et croire, sera sans doute un des défis du futur. Si toutefois nous en avons encore un, et rien n'est certain...



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01 octobre 2018

Chocolats glacés








Tu es de celles que les garçons
N’embrassent jamais dans le noir,
De leurs baisers tendres et baveux
De jeunes loups si maladroits

Tu es coiffée comme Jean Harlow,
Mais tu n’as jamais la vedette.
Dans ces soirées tristes à pleurer
Où tu fonds comme un esquimau,
Qui prend seulement garde à toi ?

Tiens, Suzy rit comme une cane
Aux élucubrations de Joe
Un  insupportable bellâtre
Aux cheveux roulés en banane.
Toi, tu les trouves ridicules
Et même carrément affligeants.

Leur jeunesse dorée t'agace.
Les petits cris de souris blanches
Que poussent les filles en gémissant
Les quintes de coq des garçons
Qui se haussent sur leurs ergots

Et tu attends ton tour dans l'ombre
Ton tour qui ne viendra jamais
Sombre, sérieuse, énigmatique
Tu es une ouvreuse peu ordinaire,
Tu es une ouvreuse fermée…

Fermée à la vie, au plaisir.
Fermée aux autres et au futile. 
Et pourtant c'est un beau métier.
 Ouvrir, ça donne à réfléchir.

Ça vit, ça aère, ça scintille
Ça donne de la dimension.
C'est comme ouvrir un opéra,
Ou un bal. Ou une bouteille…
Ou ses bras à un inconnu.
C'est beau d'ouvrir à qui se ferme.

Personne ne sait ton mystère
Ça te demande un grand talent
De réussir à le cacher

Tu n’as jamais vu Jean Harlow
Ni Bogart, ni Suzy, ni Joe
Et tu ne les verras jamais
C'est une bien maigre revanche
Que d'incarner le vieux dicton :
Prenez garde de vous fier
Aux vénéneuses apparences...
Tu travailles dans un ciné
Ta petite lampe à la main
Mais l’écran blanc de tes nuits noires
Te rappelle à chaque séance
Cruellement
Que ton secret
Porte le nom de cécité.


Pour le défi de Lakévio
Musique : Saul Goodman