24 novembre 2024

Ces tâches que l'on dit ingrates

 


Un beau merle brillant est venu se poser sur le bord de la bassine en fer blanc, sous les chênes. Après quelques gorgées d'eau fraîche, il a sauté tout entier pour s'ébrouer à grandes éclaboussures joyeuses.
Nous en discutions récemment, avec Françoise, les animaux passent de longues heures à leur toilette. Ils s'épouillent, se lissent, se lavent, s'aspergent, barbotent, s'enrobent de boue, comme dans les cures de thalasso, comme si la nature pourvoyait intelligemment à sa propre hygiène.
 Ils arrangent aussi leurs antres, nids, terriers, tanières, de façon à ce qu'ils soient confortables, et propres. A l'abri de l'eau, du vent, du froid... Réservant un endroit à part pour leurs excréments, les seuls déchets qu'ils produisent... Qu'ils sont ingénieux, nos amis que l'on appelle les bêtes ! Et écologistes pour de vrai, de surcroît. 
Le merle a terminé ses ablutions. Je le regarde s'envoler, pensive. Calme. Ravie. Ce matin, je suis restée en tenue de nuit, pour être à l'aise, et sexy, parce que j'aime bien lier l'agréable à l'utile, et que ça ne déplaît pas à qui de droit... Avec un peu de musique, et en se partageant le travail,  nous avons mis du bonheur dans nos gestes, de la joie à nettoyer, à ranger, à briquer, à faire étinceler la maison de la colline.  
Les purs esprits, ceux qui sont au-dessus de ces basses contingences,  ne font sans doute jamais le ménage, mais dans la vraie vie, la poussière, les microbes se nichent avec ténacité dans les moindres recoins (de l'espace). C'est leur rôle de poussière et de microbes. Le nôtre est de les déloger. 
Tâche ingrate ? Revenons à l'étymologie du mot, que diable !
 In-grat, « signifie littéralement privé de gratitude, se dit d'une chose qui ne dédommage guère de la peine qu'elle donne, de l'effort qu'elle coûte. »
Mais c'est tout le contraire ! Ce contentement que l'on éprouve quand on a entretenu son lieu de vie, rendu aux vitres leur transparence, tendu des draps frais et parfumés, chassé les transhumances de moutons sous les meubles, et joué les soubrettes un plumeau à la main, ce contentement béat nous remplit de gratitude. 
Je repense au film « Perfect Days » dans lequel un Japonais trouve sa sérénité et son équilibre dans l'entretien quotidien des toilettes publiques. Quelle leçon ! J'ai adoré.
Je propose que désormais, l'on parle plutôt de tâches gratifiantes. C'est important, la couleur que l'on donne aux choses.

J'ai remis mes chaussures à brides. L'air est doux pour une fin novembre, je vais faire un tour dans le jardin, avec ce sentiment du devoir accompli qui donne la banane. Puis je rentrerai trinquer à l'amour, à la vie, et au balai à franges.















Pour l'atelier du Goût.


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18 novembre 2024

Eternelle impermanence

 


Cette statue du Square Nadar m'a rappelé (s'il en était besoin) que l'on a plusieurs vies. Dans une de mes nombreuses anciennes vies aventureuses, le Chevalier de la Barre fut le témoin muet de quelques délicieux égarements. Dans les bras d'une personne du sexe opposé, c'qu'on était bien ! C'était un jour où j'avais grimpé les escaliers de la Butte d'un pas léger de gazelle, le coeur gonflé à l'hélium, sous un ciel baignant Montmartre d'une sublime lumière à peindre. 
Les peintres, justement, étaient serrés comme des oiseaux sur un fil autour de la Place du Tertre. Une foule compacte, touffue, se pressait partout. Nous nous réfugiâmes, pour un moment hors du temps, sur un banc, peut-être même celui de la photo, je ne sais plus.
J'ai toujours aimé les bancs. Je ne sais pas non plus si le pigeonnier était déjà là, ou pas encore. 
La vie floute un peu les souvenirs, comme sur un vieux cliché du fameux Nadar. Mais les plus beaux n'en restent pas moins vifs, scintillant dans une jolie boîte en organdi. Avec de petits compartiments secrets, tendus de velours. Et des rubans. 
Ce passage-là était bien.
Durant toute notre existence,  c'est en vivant intensément le présent que l'on se fabrique des souvenirs bijoux, des souvenirs bonbons. Sans remords ni regrets.
A quoi sert de regretter ce qui n'est plus ? Tout peut tellement basculer en un instant... et le bonbon prendre soudain un goût de fiel.
Dans le village de mes parents, ravagé par la tempête Alex, des pans entiers de mon enfance se sont engloutis dans les flots furieux et boueux de la rivière. Le stade où mon frère passait la tondeuse (il est jardinier municipal), les courts de tennis où j'allais la bouche en coeur voir jouer mon amour transi de quinze ans, ( il en avait 27) la scierie et son enivrante odeur de bois, le pont du cimetière, et le chalet d'Edmée, l'amie d'enfance de ma mère. Le Clos Joli, une maison ravissante datant des années 20. Et le grand immeuble appelé l'Ecureuil, avec ses balcons en mélèze et sa jolie vue sur la rivière... Tout a disparu. Tout a été broyé, laminé, recouvert.
Bien sûr, la première fois que j'ai marché dans ce chaos désolé de pierres et de ferrailles, à l'emplacement exact où quelques semaines auparavant se trouvait encore la maison de ma cousine, j'étais si bouleversée que j'ai trébuché dans les cailloux, m'écorchant (ou devrais-je dire m'épluchant ?) tout le côté gauche, de la cheville à l'épaule. L'effet papillon de la tempête Alex venait de prendre un tour cuisant et inattendu sur mon épiderme. 
Mais cette mésaventure m'a appris, une fois de plus, à relativiser, et qu'il ne sert à rien de s'attacher aux choses. Accepter cela, ce n'est pas se résigner, c'est vivre. 
Non, ce n'était pas mieux avant. C'était juste différent. Ce n'est jamais la même eau qui coule dans la rivière. 

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Pour la 200ème de l'atelier du Goût