« C'est une chose étrange à la fin que le monde. »
Louis Aragon
On pourrait disserter des heures sur le travail, son utilité, ses limites, ses affres et ses satisfactions. On pourrait s'interroger sur la place qu'il prend dans une vie, dans une société, et dans notre rapport au monde.
Mais tout cela ne ferait pas revenir Jipé.
Jipé n'a pas supporté de ne plus travailler. Sa retraite s'est muée en Bérézina. En quelques mois, il a sombré, tel un chalutier dans la tempête, sous le ciel d'encre amer de la dépression. Jusqu'au geste fatal, précis, calculé, qui l'a envolé dans un monde meilleur, laissant une famille et des amis hébétés par cette violence soudaine.
J'en ai été profondément bouleversée.
Ils ne sont pas rares, autour de nous, ceux qui vivent la retraite comme une punition, un échec, un grand vide, un trou noir. Une absence, une mise au rebut. Ceux qui ne se définissent que par leur fonction, oubliant que leur être profond existe en dehors de toute norme sociale.
Je ne les juge pas. Le cheminement de chaque personne suit des méandres si complexes...
Et la première chose que l'on nous demande, en général c'est : « Que fais-tu dans la vie ? ».
J'aurais tant aimé que l'on me demande si je préfère les fraises nature ou en confiture, ou encore si j'aime Brahms.
Non, je ne juge pas. Mais j'aimerais juste comprendre comment on peut en arriver là. Comment le faire a remplacé l'être. Comment, globalement, on est arrivé à une société aussi dichotomique : d'un côté, on nous vante le Farniente, on nous vend le Loisir, avec un grand L, les écrans plats géants, les cocotiers ondulant sur le sable blanc, les voyages, la dolce vita comme une sorte d'Eden soyeux et enchanteur, on baigne dans des images publicitaires idylliques de canapés profonds, de week-ends chill, de spas, de hammams ressourçants et de massages tantriques.
D'un autre, le travail n'a jamais été autant source de stress, de charge mentale, de troubles musculo-squelettiques et autres maladies professionnelles qui emplissent les cabinets médicaux. L'âge de la retraite n'a jamais été aussi constamment repoussé, jusqu'à faire peu à peu admettre l'idée aux jeunes qu'ils n'y auront pas droit.... Les cadences infernales, les agendas surchargés, les déchirements familiaux dus aux horaires impossibles à combiner, tout cela pour avoir le sentiment d'être un maillon utile à la société ?
Et puis un jour, malgré tout ce que l'on peut dire, nous vivons dans un pays où cela arrive encore, un jour, il faudrait rester vigilant, les acquis ne le sont jamais, on nous offre de pouvoir enfin vivre à son rythme, d'oublier les réunions chronophages, le burn-out, la fatigue. Ecouter les oiseaux et cueillir des fleurs. Tout en étant payé.
Le principe est pourtant simple : on a été utile, on a droit à l'agréable. Sur le papier, ça se tient. Ce serait comme une récompense pour bons et loyaux services. Et là j'ai une pensée pour tous ceux qui ont été très utiles, avec des boulots très pénibles, les petits, les sans-grades, les goudronneurs de routes, les métallos, les aide-soignantes, les trieurs de poubelles, les caissières, j'en passe évidemment, et qui verront arriver l'heure de la retraite avec soulagement, et pourtant, bien souvent, elle ne leur permettra que de vivoter.
Chaque matin, dans le rayon de soleil ou le rideau de pluie qui nimbent mon réveil, à l'heure que mon corps a choisie, je me dis que j'ai de la chance. Une chance inouïe. Inespérée. Insolente. Même si je ne sers plus à rien. La vie me sert, elle, une soupe délicieuse, nourrissante et parfumée. Je ne me verrais pas cracher dedans.
J'aurais aimé pouvoir le dire à Jipé avant qu'il se foute en l'air.
C'est une chose étrange à la fin que le monde.