A travers les persiennes, dans l'air bleuté du jour, j'embrasse du regard la riante campagne, et les vibrations de l'été naissant . Pas un bruit hormis le chant des mésanges dans la glycine abritant le perron, et les bottes de mon père battant impatient, le pavé de l'allée. Le corset de ma robe de guipure me coupe le souffle. La percale de mon jupon sent le talc et la lavande. Des gants de fine dentelle blanche rehaussent ma toilette de soirée. Ma jeunesse éclatante me tient lieu de fard.
En cette fin d'après midi où les ombres s'allongent, je souris sous mon ombrelle, installée dans le cabriolet de mon hobereau de père . Le pas des chevaux rythme en cadence les battements de mon cœur. Nous nous rendons à la ville pour mon premier bal. J'ai seize ans. Ma mère arbore un air soucieux sous les fils d'argent de sa chevelure remontée en chignon, retenu par une broche de corindon. Mon père semble gorgé de fierté comme le jabot d'un coq.
Sous les lambris et les dorures du salon de madame de P. , ma marraine, se presse le joli monde de la Société . Ça froufroute, ça cabotine, ça jacasse, ça coule des œillades en aparté, ça se pavane, ça chuchote, ça frémit. Les femmes emplies de désirs inassouvis, le décolleté débordant de leurs générosités mammaires, lorgnent les hommes en habits de soie, aux rouflaquettes frétillantes, qui leur lancent en retour des regards lourds de convoitise. La musique légère exacerbe ces sentiments délétères si bien dissimulés sous le vernis des convenances. Un deux, pas de polka, un deux, pas de polka. L'orchestre enchaîne les airs entrainants. Des bras vigoureux m'enserrent la taille, je virevolte, le cœur enchamadé, étourdie par la vigueur de mes cavaliers d'un soir, par ces sensations nouvelles qui m'envahissent et me mettent le rose aux joues. C'est donc cela, le désir ?
-Qui est cette délicieuse enfant ? demande un homme à la prestance inouïe, le cheveu brillant de gomina et l’œil noir du séducteur impénitent.
-C'est Célestine de Troussecotte, monsieur de Maupassant, à peine seize ans, et déjà des yeux, des yeux ! Ciel, pleins de promesses...
-Ma foi, moi, je lui trousserais volontiers...quelque madrigal!
-Toujours badin, mon bel ami ! s'exclame Flaubert à quelque pas de là. Et là-bas, près des musiciens, on voit Degas, Manet, Zola et Alphonse Daudet qui s'enflamment pour cette jeune beauté , tendus comme des arcs, et cherchent à s'en faire remarquer, par un trait d'esprit ou un sourire appuyé.
Mais ces barbons de plus de quarante ans ne m'intéressent pas, tout célèbres qu'ils soient.
Je jette mon dévolu sur ce jeune homme charmant, aux joues pâles et aux mains fines. Il a dix huit ans, et répond au doux nom de Marcel. Marcel Proust. Il voudrait devenir écrivain, lui aussi. Dimanche, si mon père le veut, nous nous rendrons à Champigny pour une partie de campagne au bord de l'eau. Il portera un canotier et m'emmènera en barque pour me réciter des poèmes, sous les regards tendrement fâchés de ma chère mère . Et peut-être, à l'abri des roseaux, sur l'herbe tendre de la rive, me donnera-t-il mon tout premier baiser.
A cette pensée, je chavire. Je souffle ma lampe, et presse mon oreiller contre mon corps en feu. Mes rêves seront ardents, à n'en point douter.