01 février 2025

Sale petit bonhomme

« Il y a un temps pour tout... »
L'Ecclesiaste III, 1-8







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La cartomancienne lui avait prédit l’amour. Au creux de sa main, elle avait suivi les lignes délicatement du bout de ses doigts noueux et noirs. Et à seize ans, dix-sept ans à la limite, Laura, dans la fougue de son innocence aventureuse, fut persuadée qu’elle le rencontrerait.
Ni avisée, ni rompue au décryptage des signaux non-verbaux, elle ne vit pas dans les yeux de la Bohémienne cette ombre, cette hésitation de l’âme de celle qui croit savoir mais n'est sûre de rien. On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans.
- Comment le reconnaîtrai-je ? avait-elle demandé.
- Tu le reconnaîtras. Dans ton cœur, là, au plus profond, tu le sauras, avait répondu la femme en regardant au loin, un peu absente.
Depuis lors, forte de cette prophétie, Laura n’avait cessé de guetter dans chaque regard rencontré, dans chaque parole un peu fébrile, dans chaque attitude masculine à son égard les signes de ce grand amour sublimé. Celui que les peintres et les poètes ne cessent de chanter, de plume en pinceaux, avec de grandes envolées d’oiseaux et des fibrillations merveilleuses…

Alors, oui, bien sûr, elle était tombée en amour, plusieurs fois, presque souvent, mais à chaque fois, ce fut d’un bel indifférent. Ou d'un homme impossible. Elle connaissait bien ces trépidations, ces jubilations délicieuses, cette apnée qui emportent, envolent, qui laminent et laissent sans force. Cette envie de crier, d'écrire partout son nom, de se fondre dans l'autre, de le boire, de le respirer. Mais l'autre passait, détaché, insouciant, piétinant son coeur sans le vouloir. A peine navré de ce sentiment à sens unique.
Ou bien, au contraire,  c’était d’un amour transi qu’un de ses admirateurs se mourait. Et le voir ainsi se traîner à ses pieds, en perdre l'appétit et le sommeil pour elle avait quelque chose d'étrange et de déplacé. Presque agaçant. Cette douce folie, pour être acceptable, ne peut se pratiquer qu'à deux. Elle avait essayé de se persuader que oui, elle aimait, mais ce n'était que se leurrer elle-même, dans le désir fou de rencontrer ce Graal promis. Confondant désir et amour, comme beaucoup. Prenant des vessies pour des lanternes. 
Ce que Laura se mit à penser, à force d'échecs, c’est que Cupidon se fait vieux, qu'il n’a plus les yeux bien en face. Il décoche toujours, certes, ses flèches malignes, mais sans méthode, un peu au hasard, et souvent, seulement dans un cœur mais pas dans l’autre.
Un véritable habitué du cinquante pour cent, du mi-temps, de la tâche à demi-bâclée. 
Dans la vie de Laura, il en avait fait une spécialité.
Aimer, être aimée, c’était toujours l’un ou l’autre, jamais les deux en même temps…
Il n’est rien de plus angoissant et triste qu’un amour non partagé. Et Laura observait, dépitée, les égarements du « sale petit bonhomme » ravager son coeur, ou consumer ceux qui, par malheur, croisaient sa route.

Elle avait fini par admettre que la Grande Amour n’était pas pour elle, et surtout, qu'il fallait fuir comme la peste les oiseaux de mauvaise aventure...


J'ai écrit ce texte parfaitement fictif et néanmoins complètement autobiographique il y a dix ans. Jamais publié. Comme disait Louis XIV, Laura c'est moi. (Oui bon, je sais, c'est capillotracté)
Et puis un jour, un jour de palme et de feuillages au front... J'ai pâli, j'ai rougi, j'ai reconnu Venus et ses feux redoutables...
Je l'ai enfin trouvé, cet amour partagé que j'ai cherché toute ma vie. Cupidon n'est pas aussi décrépit qu'on le dit et la prédiction de la voyante était exacte, finalement. Elle avait juste oublié de préciser qu'il me faudrait attendre presque un demi-siècle.

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Librement inspiré de deux chansons de Georges Brassens
 « Cupidon s'en fout et Sale Petit Bonhomme. »
La  "grande amour" est le titre d'une chanson de Marc Lavoine.
Clins d'oeil à Racine, Phèdre, Rimbaud, Aragon
La peinture est de Marc Chagall.