18 novembre 2024

Eternelle impermanence

 


Cette statue du Square Nadar m'a rappelé (s'il en était besoin) que l'on a plusieurs vies. Dans une de mes nombreuses anciennes vies aventureuses, le Chevalier de la Barre fut le témoin muet de quelques délicieux égarements. Dans les bras d'une personne du sexe opposé, c'qu'on était bien ! C'était un jour où j'avais grimpé les escaliers de la Butte d'un pas léger de gazelle, le coeur gonflé à l'hélium, sous un ciel baignant Montmartre d'une sublime lumière à peindre. 
Les peintres, justement, étaient serrés comme des oiseaux sur un fil autour de la Place du Tertre. Une foule compacte, touffue, se pressait partout. Nous nous réfugiâmes, pour un moment hors du temps, sur un banc, peut-être même celui de la photo, je ne sais plus.
J'ai toujours aimé les bancs. Je ne sais pas non plus si le pigeonnier était déjà là, ou pas encore. 
La vie floute un peu les souvenirs, comme sur un vieux cliché du fameux Nadar. Mais les plus beaux n'en restent pas moins vifs, scintillant dans une jolie boîte en organdi. Avec de petits compartiments secrets, tendus de velours. Et des rubans. 
Ce passage-là était bien.
Durant toute notre existence,  c'est en vivant intensément le présent que l'on se fabrique des souvenirs bijoux, des souvenirs bonbons. Sans remords ni regrets.
A quoi sert de regretter ce qui n'est plus ? Tout peut tellement basculer en un instant... et le bonbon prendre soudain un goût de fiel.
Dans le village de mes parents, ravagé par la tempête Alex, des pans entiers de mon enfance se sont engloutis dans les flots furieux et boueux de la rivière. Le stade où mon frère passait la tondeuse (il est jardinier municipal), les courts de tennis où j'allais la bouche en coeur voir jouer mon amour transi de quinze ans, ( il en avait 27) la scierie et son enivrante odeur de bois, le pont du cimetière, et le chalet d'Edmée, l'amie d'enfance de ma mère. Le Clos Joli, une maison ravissante datant des années 20. Et le grand immeuble appelé l'Ecureuil, avec ses balcons en mélèze et sa jolie vue sur la rivière... Tout a disparu. Tout a été broyé, laminé, recouvert.
Bien sûr, la première fois que j'ai marché dans ce chaos désolé de pierres et de ferrailles, à l'emplacement exact où quelques semaines auparavant se trouvait encore la maison de ma cousine, j'étais si bouleversée que j'ai trébuché dans les cailloux, m'écorchant (ou devrais-je dire m'épluchant ?) tout le côté gauche, de la cheville à l'épaule. L'effet papillon de la tempête Alex venait de prendre un tour cuisant et inattendu sur mon épiderme. 
Mais cette mésaventure m'a appris, une fois de plus, à relativiser, et qu'il ne sert à rien de s'attacher aux choses. Accepter cela, ce n'est pas se résigner, c'est vivre. 
Non, ce n'était pas mieux avant. C'était juste différent. Ce n'est jamais la même eau qui coule dans la rivière. 

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Pour la 200ème de l'atelier du Goût

30 octobre 2024

Tel un cincle plongeur



Tel un roseau tendu contre la distorsion du temps, je me balance au gré de ma vie. L'écho de son ressac me berce, jour et nuit. La vie, c'est cette formidable capacité à rebondir, tel un cincle plongeur au milieu d'un torrent furieux. Eclaboussé il tient bon sur ses pattes frêles. La magie de la vie, c'est cette force vitale qui fait frétiller nos cellules malgré les adversités.
Je traverse, comme après la tempête, une passe calme et belle comme un fjord norvégien. Mes yeux d'eau pure voient tout en plus beau. Goûtant plus que jamais ces minutes gouttes d'or qui coulent en moi. La moindre fourmi, chargée de son grain de riz trois fois plus gros qu'elle, m'émeut et m'interpelle :
 « Regarde, la vie est un miracle ! ». Cette fourmi, c'est une sagesse.

Les relations humaines prennent du sens, dès que l'on cherche à les approfondir, à gratter sous les croûtes superficielles pour faire apparaître des trésors. J'adore recueillir les confidences de ceux qui sentent en moi une capacité d'écoute que j'ai longtemps ignorée. Maintenant, je ne la nie plus. Je sais que l'on m'apprécie pour cela. C'est doux. C'est agréable au toucher.

Marie-S veut donner sa jument. Elle connaît un gars qui parle aux chevaux. C'est fou non ? Sa jument lui a dit qu'elle voulait bien être donnée, mais à condition qu'elle vienne la voir de temps en temps chez son nouveau propriétaire. C'est une jument sentimentale.
A propos de sentiments, Luc me raconte ses déboires comme si nous nous connaissions depuis toujours. Il me demande même des conseils, moi qui n'ai pas su barrer ma barque émotionnelle pendant si longtemps. Quelle belle évolution, n'est-il pas ?

La nature, comme l'an dernier à la même époque, se pare elle aussi de magie, températures clémentes, palette lumineuse, une rousseur de lande sous un ciel d'opale. 
Un rien peut briser le charme évidemment : une parole négative, une lamentation, une mauvaise nouvelle.
Et il y en a. Il y en aura toujours. Est-ce une raison pour se charger quand rien ne nous y oblige ? Chacun a son lot, en temps et heure. J'ai appris à me réjouir profondément quand rien de fâcheux ne m'arrive. Au lieu de trembler de la peur que le bonheur ne dure pas.
 Il y a aussi cette satisfaction de l'accompli qui régénère le corps et l'âme. J'ai terminé les albums du Japon, deux livres de cent-soixante-dix pages chacun. La maison est prête à ronronner pour l'hiver. Les gros chantiers sont terminés. 
J'ai pris une grande respiration auprès de mes trois petites étoiles, une semaine débordante de vie, d'amour, de câlins et de petits chagrins de fée, tout en paillettes et en poussière de vermeil, vite mouchés au creux d'une manche. C'est beau l'enfance.
Ah et puis. Mon amoureux m'a demandée en mariage. Sans gants beurre frais, ni genou à terre, mais avec tout son amour dans le gris vert de ses yeux.

Et vous, lecteurs adorés. Je pense toujours à vous, à ce blog, j'y reviens comme à une source sous la mousse, qui clapote et attend le voyageur sans s'en faire. Vous savez bien que je reviens toujours.








23 septembre 2024

Le beau jardin, là-haut

 




 Le beau jardin, là-haut, celui que l'on explique aux chères têtes blondes, au regard si plein de candeur. On l'imagine, on l'espère, on le voit. Comment leur dire autrement ce mystère insondable, impensable ? 
Elle ne sont que des enfants qui jouent, insouciantes et gaies, parmi les tombes, sous le soleil d'automne après la pluie grise du matin. Observant de leurs yeux pâles les yeux rougis des adultes.
Que répondre quand elle demande, avec une confondante fraîcheur d'âme : « Mamie ne pourra pas venir à mon anniversaire, puisqu'elle est dans le beau jardin là-haut, mais elle me fera quand même un cadeau ? » 
Ce n'est pas du déni. C'est juste l'expression naturelle, de la vie qui pulse. La belle innocence que voilà. Un enfant ne sait pas encore. Toute notre existence, on ne fait que chercher au fond de soi comment s'accommoder de cette chose que l'on apprend toujours trop tôt.
Comment dire l'indicible ? Une fois de plus, la vieille Camarde a fait son funeste office. Fauchant l'autre mamie de mes petites étoiles. De manière si inattendue qu'on en reste pantois.
Une fois de plus, on pleure un être parti trop tôt. On accroche aux nuages des ribambelles de mots, des musiques qui serrent le coeur, on se prend dans les bras, on s'effusionne pour faire circuler la vie en nous, et dissiper ce courant d'air glacé d'effroi qui nous épouvante. On resserre fort les liens d'amour et d'amitié.
Une fois de plus, on tente de consoler comme on peut le chagrin de deux grands enfants qui ont perdu leur mère. Leur phare, leur repère. 
Et une fois de plus, on se retrouve au soir de ce jour de tristesse, à penser à sa propre finitude. L'âme au bord des yeux. En se disant que le plus dur, quand on meurt, c'est de savoir la peine que l'on va faire aux gens qu'on aime.


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11 septembre 2024

Encaustique et vieilles dentelles

 



Ce qui m'attire l'oeil dans ce tableau, c'est la chaise. Que fait-elle là, au bord de l'eau ? Il est pourtant bien plus agréable de se poser le cul dans l'herbe tendre comme dit la chanson. Et pourquoi une seule chaise ? La fille reste debout pour pêcher, quand le gars est assis. Il se la joue, avec sa gaule deux fois plus grosse. Une représentation des rapports homme-femme qui sent un peu la naphtaline, n'est-il pas ?
Certains tableaux impressionnistes ont gardé un charme puissant à travers les âges, j'en suis la première émue. Celui-là ne me procure aucune émotion. La chaise m'obnubile. Comme si elle était en réalité le personnage central du tableau.
Enfin, tout cela pour dire que cette chaise, sans aucun doute, a dû se retrouver un jour ou l'autre dans un bric-à-brac de vieilles choses, pieds vermoulus et cannage percé. 
Je dois vous avouer, lecteurs chéris, que j'ai toujours eu une aversion prononcée pour les magasins d'antiquités, et les brocantes.  Les Puces me donnent des démangeaisons, et chiner est pour moi un supplice chinois.
 L'odeur de ces vieux meubles, généralement marron foncé, mélange de cire à la térébenthine et de moisissures dues à des séjours prolongés dans de sombres caves ou greniers, cette odeur m'est insupportable. En les voyant, je me prends à imaginer systématiquement leur donner un coup de peinture, un coup de moderne. Un bon relooking, comme on dit maintenant au grand dam des adorateurs de l'armoire normande en orme massif. (Qui, soit dit en passant, ne vaut plus tripette, selon l'implacable loi de l'offre et de la demande)
Il reste que les livres jaunis, les tissus élimés des sofas, les tentures miteuses, les parquets qui craquent, les pots en étain, les napperons, les lampes à huile, tout cet attirail suranné et empesé des siècles passés me donne la nausée. Je ne m'explique pas (si ce n'est par cette hypersensibilité olfactive à l'odeur de renfermé) ce dégoût pour les vieux objets. Peut-être faudrait-il remuer le tréfonds de mes souvenirs enfouis, et même refoulés, pour trouver réponse. L'enfance est le creuset bouillonnant de nos émotions d'adultes. Il s'y forge nos goûts et nos dégoûts, aussi forts les uns que les autres.
Les bestioles empaillées des musées d'histoire naturelle me provoquent le même sentiment de malaise. Comment s'extasier devant des dépouilles de bêtes mortes, je vous le demande ? 
Moi ce que j'aime, c'est le parfum subtil des cahiers et des livres neufs, des tissus bien blancs, de la peinture fraîche, de la lessive qui a séché au grand vent. J'aime les meubles clairs, les plantes vertes, les carnets encore vierges d'écriture, qui sont comme des pages ouvertes sur l'infini de l'avenir. Et les tableaux qui m'émeuvent. Dans mes propos, aucun jeunisme ou racisme anti-vieux. Je serais mal placée, moi qui balance entre deux âges au point de basculer bientôt dans le suivant...
A plus de quatre-vingt-dix ans, ma grand-mère avait la télé en couleur, « parce que la vie, c'est la couleur, et que le noir et blanc c'est vieillot » Elle aima jusqu'au bout s'apprêter, se coiffer, s'acheter des vêtements neufs et vivre dans un intérieur propre et clair. Elle disait que c'était un respect qu'elle devait aux autres comme à elle-même. Ses cheveux de neige sentaient l'ambre et ses joues la poudre de rose. Et elle n'aimait pas les vieilleries. « Déjà que je suis une vieillerie moi-même » disait-elle avec un éclair d'humour dans son oeil toujours vif.
Elle était à part, ma grand-mère.


Pour l'atelier du Goût.





30 août 2024

Le temps, le temps, et rien d'autre...


“Dans le bonheur d'autrui, je cherche mon bonheur. ”
Pierre Corneille, 
Le Cid, Acte I, scène 3










 Le temps d'un éternuement et l'été est passé.
Un rythme entêtant, comme une rengaine qu'aimait mon paternel. Le temps, le temps, le temps et rien d'autre... Le tien, le mien, celui qu'on veut nôtre. 
Que l'on voudrait nôtre, oui mais, qui ne nous a pas complètement appartenu : la vie sociale, amicale et familiale, prend un essor particulier en été. Vous connaissez bien ces moments chauds où les parfums, tenus prisonniers au ras de l'herbe par un soleil d'acier, s'exhalent soudain au coeur de la soirée. Le vin qui pétille comme les yeux. Le melon et les tomates qui ponctuent la nappe blanche de leurs couleurs vitaminée. La viande qui dore sur son grill, la mamie qui dort sur son fauteuil, les rires qui fusent. Les jeux de société, les conversations qui s'animent, pas toujours très passionnantes... mais c'est l'été. Le soleil donne la même couleur aux gens comme dit le poète.
Les grillons font vibrer doucement le silence, les lumières subliment l'obscurité, la moiteur rend l'air palpable.
Me voilà à l'aube d'un nouveau septembre. Une période qui a longtemps coïncidé avec le stress des gommes et des cahiers. A présent, je vois avec plaisir s'allonger les ombres sur le gazon. Et les gauras refleurir après avoir été roussis par la canicule. 
Et je m'applique à retenir les quelques moments forts de cet été tourbillon, et à oublier les instants de doute ou les petits coups de moins bien.
Une étoile filante extraordinaire, sur le plateau de Mars, le onze août. Sa trace a duré au moins six secondes, un instant de magie pure sous le ciel ardéchois.
Une vraie discussion, avec Luc, ou plus tard avec mes neveux Hélène et Antoine, de celles qui ne se contentent pas de rester à la surface des choses. 
Une représentation originale du Cid de Corneille, à Grignan, où les protagonistes évoluent sur un matelas gonflable géant. L'extrême puissance de ces vers mythiques, lancés dans les coeurs comme des aiguillons de l'âme humaine. 
Les premiers pas de Thaïs, ma troisième petite étoile. Le spectacle de danse de Sibylle et Alba, ses grandes soeurs. Mon émotion devant leur grâce naïve et confondante. 
La main d'Alba serrant si fort la mienne dans la piscine, me ramenant à ma vieille peur de l'eau. Un instant, j'ai eu quatre ans à nouveau. Et j'ai à nouveau pensé que je n'avais pas eu droit à une main compréhensive et bienveillante, dans l'eau, et aussi pour mon plongeon dans le grand bain de la vie. Une ancienne blessure qui se réveille parfois, comme un geyser sur un volcan endormi.
Un baiser sur le Pont de la Reine Jeanne, notre endroit secret d'amour. Une promesse renouvelée. Des larmes dans mes yeux.
Un splendide Monte Cristo sous les traits d'un Pierre Niney exceptionnel.
Revoir mon village panser doucement ses plaies.
Une balade sur les bords de la Drôme, un joli chemin ombré plein de mousse, d'oiseaux, de mûres, et de sauterelles, avec Zélie et Carla, des adolescentes citadines instagrammées et autocentrées sur leur nombril (qu'elles ont mignon, d'ailleurs) plongées en milieu naturel : un vrai bonheur d'entomologiste que de les voir s'esbaudir devant une mûre ou un champignon. Croyant sans doute jusque là qu'ils poussent dans des barquettes sous vide au rayon primeur d'Auchan.

La douceur d'un bain de minuit en tenue d'Eve, avec Bé et Do, un couple d'amis chers.
L'émerveillement des enfants pendant une plongée dans les eaux claires des calanques. Ton sourire de les avoir rendus heureux.
Une halte gourmande et romantique au coeur des Alpes de Haute Provence.
L'immense joie de voir mes fils, et ma fille, ma prunelle, trop fugacement pour le coeur d'une mère, pendant la cousinade annuelle. De me sentir devenue le pilier d'une grande et belle famille.
Avec toujours cette acuité de tous mes sens, et qui change parfois douloureusement une alouette en griffon. Je ne sais pas être autrement que moi. 

Tant de moments précieux, furtifs, intimes, qui font le sel de cette vie. Des confidences et des confitures. Au final, une somme de bonheurs qui ruissellent en pluie bienfaisante. Faire son possible pour que les petites échardes de la vie ne soient que des taillures de crayon balayées par le temps. Le temps qui court. Et celui qui gronde.  



29 juillet 2024

L'étape du blues

 




Les vélos du Tour de France passaient il y a quelques jours dans la Vallée de la Vésubie. Vous mes fidèles, vous savez que mon village se trouve là, et qu'il a souffert il y a quatre ans, décimé par la tempête Alex. Les stigmates en sont toujours visibles.
J'ai suivi les coureurs, leurs déferlements colorés, leur caravane publicitaire, leurs ahanements, leurs déhanchements en danseuse sur les routes tortueuses de l'arrière pays niçois. D'un bout à l'autre de l'étape, j'ai revu les cimes drapées en vert sapin, les gorges étroites, les villages perchés sur des éperons rocheux, les pistes escarpées qui ont enchanté ma jeunesse, et m'enchantent toujours.

Et là, une espèce d'énorme nostalgie à la gomme arabique m'a soudain saisie. Un coup au plexus, sans prévenir. Ça vous prend comme ça, le blues d'enfance.

J'ai revu mon père, qui ne loupait jamais une diffusion, adepte de cette grand-messe cycliste annuelle. En un éclair, le temps s'est aboli. J'étais dans le salon avec lui, et bien sûr avec Robert Chapatte, qui commentait avec brio sur sa moto. 
Mon père arrêtait la pendule qui carillonnait trop fort. Sa tasse de café fumant sur la toile cirée protégeant la table, un sucre et demi, très important, pas un, ni deux, non, un sucre et demi. Mon père avait le goût de la précision. La petite cuillère qui tournait avec un bruit doux, et le chuintement du café au bord des lèvres, quand on aspire un peu d'air en buvant pour ne pas se brûler. C'était sa goutte de jus. Un rituel sacré.
Les parfums, les couleurs, les sons de mes étés d'enfance ont surgi, intacts. Les fifres et les tambourins sur la place du village, le tapis rouge devant le monument aux morts, les abricots si mûrs qu'ils coulaient dans la gorge et dans le cou en même temps, le chèvrefeuille, le glouglou du ruisseau qui dévale la rue principale, et dans lequel tous les enfants ont pataugé depuis des générations. Et les vélos du Tour de France, qui passaient déjà par là ...
La moustache de mon oncle Max, frisée comme celle de Dali, le bal du 14 juillet sous le chapiteau blanc, les arcades de la Mairie où se cachaient les amoureux pour s'embrasser. Mes premiers émois. Mes premiers slows. La tarte aux myrtilles que l'on dégustait au bord du lac du Boréon, le matin, quand on montait à pied avec ma mère. On se levait à la nuit finissante. On mettait trois heures pour faire les dix kilomètres de montée, le froid de l'aube me saisissait les cuisses qui devenaient cramoisies. On s'arrêtait toujours devant la cascade. On ramassait des mûres. 
Mon père venait nous chercher en voiture. Ma mère filait au marché pour préparer le dîner. (Oui, dans le midi, on dîne à midi. Le soir on soupe.)
J'écoutais Joe Dassin, l'été indien, sur mon radiocassettes à modulation de fréquence. Mes frères me taquinaient quand je m'allongeais en bikini sur la terrasse, en me balançant des verres d'eau froide qui m'arrachaient des cris de chouette. 
Mes parents épluchaient ensemble les légumes pour la soupe au pistou. Mais c'est ma mère qui faisait les gnocchis sur la table en marbre, en vraie niçoise. 
On mangeait aussi de la socca ou des panisses, de la ratatouille et de la pissaladière, ses spécialités préférées. Je lui lisais à haute voix les livres de Pagnol, les après-midis d'orage. On riait des bartavelles, de l'oncle Jules et du petit Paul. Je lisais avé l'assent, il faut dire. J'avais déjà le goût de l'écriture.
Ma mère pestait contre le temps. Mon père ne disait jamais rien, même quand la foudre coupait le courant, le privant de son tour de France.

Parfois, sans crier gare, il suffit d'une image, un pan de notre vie nous bouscule, nous bascule vers le passé, toujours tapi au fond de nous. C'est un sentiment ambigu, où se mêlent sourire et larmes.



15 juillet 2024

J'aurais pu écrire Le goût des Choses Simples... mais ça faisait publicité Herta.

 





C'est l'été que la vie bouillonne le mieux, que ses élans prennent tout leur sens, et la tournure de torrents frais, ou d'orages soudains. Parfois aussi, d'un soleil insistant qui met le feu à ma robe. Un tapis d'aiguilles de pin craque sous les pieds, émoustillant, libérant l'odeur de nos gestes. C'est comme si l'absence de vêtements libérait aussi les âmes. 
Le ciel hier matin si calme a énoncé sa déchirure : les traits d'avion se délitent en franges douces, et mâchurent le bleu. Le vent du sud s'engouffre sous ma jupe. 
Les cris des enfants résonnent encore sur la margelle. Ils sont partis hier. Chaque joie d'enfant recèle mon enfance. Fait remonter un peu de nostalgie, telle l'écume du sucre sur la confiture chaude de ma grand-mère. C'était bien avec eux. Mais c'est bien aussi sans eux.
Les nuages par grappes jouent à assombrir le jour. 
Pleuvra-t-il sur le soir ?
Pour l'heure les cigales ont entonné leur concerto en crincrin majeur. On dirait qu'elles poncent chaque arbre avec application. On les avait presque oubliées dans le tournoiement familial.
La journée commence au jardin, parmi les cistes et les sauges qu'il faut tailler pour qu'elles refleurissent. Si tu les tailles bien, elles redonneront jusqu'en novembre. 
Arroser chaque plante en l'appelant par son prénom. Parler à l'olivier pour qu'il pousse. Humer l'air plein de rosée. Ecouter le tintement du râteau sur la pierre. Penser à mon père. Aimer ce moment.
Un repas simple, et délicieux, salade de courgette et poulet froid, pour moi un luxe bien plus précieux qu'un banquet. Il est midi six, c'est l'heure de Catherine. A midi les aiguilles se sont épousées pour un instant, ne faisant plus qu'une.
Il y aura une petite sieste pépouze dans la fraîcheur de la maison, indispensable réunion de soi avec soi, césure à l'hémistiche de la journée..
Et puis la baignade, qui aime les corps libres. L'empreinte éphémère des pieds mouillés sur le caillebotis brûlant. Le guêpier toujours là, sur son perchoir de pin. La guêpière, elle, n'est pas de mise. On est nu. 
Les abricots juteux sur la table. La citronnade qui agace les lèvres. 
La torride saison viendra-t-elle ?
Elle est déjà sous ma chemise, dans l'odeur de cannelle de tes mains, de ton cou, dans nos jeux défendus, dans la simplicité d'être. Elle entrouvre ses paradis et érige ses totems sous le soleil, exactement. Inconsciente des désirs qu'elle provoque.
La nuit allumera des falots, nous regarderons danser leur reflet dans l'eau, en sirotant ce que l'on aime, et rien ne nous paraîtra plus beau.

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01 juillet 2024

J'ai rencontré Jésus






Je vais sûrement décevoir les amateurs de mysticisme religieux. Non, votre Célestine ne s'est pas soudain trouvée transportée sur un nuage biblique éclairé d'un rayon lunaire, comme dans une illustration de Gustave Doré. Pas de vision extatique non plus. Pas de départ inopiné au Carmel ou aux Ursulines.
D'ailleurs je reste fidèle à ma conviction que les croyances devraient rester secrètes, comme je l'écrivais il y a huit ans déjà, dans ce billet. Ce serait simple... Le monde ne s'en porterait que mieux. Vous ne saurez donc rien des miennes, comme je l'ai toujours dit à mes élèves quand ils me demandaient si je croyais en Dieu.
Alors voilà. C'était à la boulangerie, ce matin. Un homme était en train de converser avec la boulangère, il ne semblait pas pressé de payer son pain. Les cheveux longs sur les épaules, la barbe, le regard doux : il ressemblait à ce Jésus des images pieuses que l'on distribuait au catéchisme. Ou aurait pu sortir tout droit du tableau de Léonard de Vinci. Il y avait comme une harmonieuse logique à le voir là, devant ces paniers de pains dorés.
Trois personnes attendaient devant moi, mais ses mots ont attiré mon attention. 
J'entendais entraide entre les peuples, solidarité, amitié fraternelle, construire, positivité. Que cette chose si précieuse qui s'appelle le bien commun ne devrait pas être confiée aux politiciens. Que ceux-ci étaient déconnectés du réel, et qu'ils ne comprenaient rien au vivre ensemble. A la chose publique. « La chose Publique,  vous comprenez, c'est le sens du mot Res Publica. Cela regarde tout le monde. » C'était appuyé sans être véhément. 
Diantre ! On assiste rarement à un cours d'étymologie latine en achetant sa flûte quotidienne.
Au milieu des conversations banales sur la pluie et le beau temps, qui émaillent à mots furtifs les rencontres matinales des petits commerces,  voilà quelqu'un, sorti de nulle part, qui n'hésitait pas à énoncer sa vérité d'une voix haute et claire, sans agressivité. Comme avec une paisible évidence. En réalité, un seul mot me venait aux lèvres en l'écoutant. Il parlait d'Amour. Celui du prochain. Celui des gens. Celui de l'étranger. L'Universel, celui qui circule depuis toujours comme une sève pour maintenir en vie l'humanité, ce vieil arbre tordu par la folie des hommes. 
Les autres clients semblaient médusés, et en même temps, opinaient du chef : on ne pouvait qu'être d'accord avec cette sagesse tranquille, utopiste et pourtant si vraie. 
Une parole profonde vaut tellement mieux qu'un verbiage cent fois entendu.
Quand il est sorti, il y a eu un blanc. Dans son sillage flottait un peu de poussière d'espoir, qui se mêlait adroitement à l'odeur délicieuse des croissants sortis du four. 

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