En 1962, un homme décide de changer de vie et de s'installer avec sa compagne au fin fond de l'Ardèche, loin de tout confort, sans eau courante, sans téléphone, dans un paysage âpre et desservi par de mauvais chemins inaccessibles. Pour financer son exploitation, il demande un prêt à la banque rurale bien connue. -Pourquoi cet endroit ? demande le banquier, vaguement inquiet de ce choix aventureux et incongru.-Parce que c'est beau. Le banquier est sidéré. Il bafouille, désarçonné. La beauté ne fait pas partie de ses grilles d'évaluation, ni de son lexique professionnel. Et pourtant, c'est de contempler quotidiennement cette beauté qui a donné à l'homme l'énergie de se battre pendant plus de cinquante ans, et de réussir au-delà de ses espérances sa vie dans sa ferme et son ancrage à la terre. Ce petit homme tenace, c'est Pierre Rabhi, que je ne ne présente plus, et qui exprime cette idée-force de manière simple et malicieuse sur le plateau de la Grande Librairie. Une idée que je partage, vous imaginez...
*
Oui, la beauté, même si elle est personnelle et sujette à philosopher, procure à celui qui la reçoit une fantastique énergie gratuite et renouvelable.
Je n'arrêterai jamais de la dire. De la chanter. De l'admirer.
Et en musant (sans m'user) sur vos espaces, j'ai découvert que je ne suis pas la seule à puiser mon énergie de cette façon...Regardez bien ces quelques coups de coeur : chaque cliché est une grande bolée de beauté.
En plein après-midi, exactement là, chaque jour, le soleil asperge le lit de sa lumière chaude de début d'automne. J'aime m'y rouler en boule après manger, comme une grosse marmotte qui digère. Je sens la chaleur céleste me titiller gentiment le plexus. J'en ai besoin, surtout en ce moment où les vagues de la vie me roulent en tous sens comme un bois flotté. C'est alors que Morphée, fils de Nyx et d'Hypnos, vient subrepticement s'asseoir à côté de moi. Je l'observe du coin des cils. C'est un beau jeune homme. Un visage fin au profil grec, forcément. Il a de petites boucles blondes qui se tortillent sur sa nuque en volutes confondantes. Je passerais bien mes doigts dans ces cheveux d'ange en soie délicate...Il est assez bien bâti, on voit tous les muscles de son ventre affleurer sous sa peau bronzée. La cuisse ferme et le pagne conquérant laissant deviner des choses prometteuses. Mais alors...il est d'un ennui ! Mortel... Aucune conversation. Il me réciterait l'annuaire à la page des notaires de Maubeuge que je baillerais moins. En moins de cinq minutes, je m'alanguis en écoutant distraitement son monologue monocorde, qui s'éloigne de plus en plus. J'ai les esgourdes qui s'ensablent. Les bras de Morphée, je vous en ficherais...On n'a même pas le temps d'en voir la couleur, ni surtout d'en tâter le grain de velours. Encore moins d'en sentir la ferme et douce étreinte... Limite publicité mensongère, quoi. C'est quand même un rien surfait, ces expressions mythologiques. Enfin, ce que j'en dis...
La montagne est un grand creuset d'émotions brutes. On s'y plonge pour laisser parler son coeur quand il part à la dérive.
Tout semble vain et ridicule, vu de là-haut, dans ces immensités immuables et glacées qui parlent à l'âme.
Alors oui, bien sûr, c'est dur de mettre un pied devant l'autre quand le souffle est court. Quand il est coupé au plexus parce qu'un mental encombrant rumine de tristes et noires pensées.
J'en ai bavé dans ces chemins aux rochers escarpés, aux ravins profonds, mais j'ai repris ma respiration sur la mousse tendre au bord des torrents. Et cherché à m'apaiser, à lisser mon front telle la surface d'un lac d'altitude.
Belle métaphore de l'existence que la marche en montagne ! Tout y est. Les creux et les bosses, les essoufflements, les accélérations, les replats, les pauses salutaires. Et la croisée des chemins, où chaque carrefour interroge notre être tout entier sur la décision à prendre.
Le chemin devant moi est pavé d'embûches. Je le sais. Il va me falloir des sommes de courage pour escalader certains à-pics. Et pour ne pas trembler de vertige devant certains précipices. Ma famille qui vacille sur sa base, ma mère qui plonge à nouveau dans sa folie. Mais je sens que je si retrouve ma force, je le dois à cette soif d'essentiel, d'absolu. Et à mon désir de vivre.
*
La force, nous l'avons tous en nous. Chevillée au corps. Mais nous nous la laissons confisquer, affaiblir, entamer, par tout un tas de scories parasites, dont les plus pernicieuses sont les fameuses « nouvelles » sécrétées quotidiennement comme des poisons dans nos veines par les journaux. Ou par de faux amis qui ne nous veulent aucun bien. Ou de fausses croyances. Ou des idées préconçues agrippées à nos cellules comme des tiques.
Des puits, des abysses de négativité qui voudraient nous entraîner, nous aspirer vers le fond comme des miettes dans un syphon.
A bout d'une semaine de sensations fortes, et de plongée en moi-même, je ne sais plus rien du monde qui s'agite. Et vous allez rire, étrangement je n'en éprouve aucune culpabilité. Parce que je suis sûre qu'il ne va ni mieux, ni moins bien sans moi.
Ce que j'en sais, du monde, ce sont des choses primordiales. Indicibles. Subtiles. Le chatoiement du soleil sur les franges des cimes, les brumes du soir qui nappent la forêt, le vent piquant qui coule des vallons d'eau vive et rafraîchit les bronches, le pain et le fromage dégustés sur le pouce comme des mets recherchés. Je bouge, je respire, je sens, je médite donc je suis vivante.
La montagne m'a murmuré à l'oreille des mots soyeux, revigorants, ineffables.
Tout le reste est lie, et ratures.
Et pour vous, mes précieux, mes fidèles, quelques moments choisis de ce splendide bonheur des sens que je vous souhaite de trouver chaque fois que la vie vous égratigne.
Laisser passer la vague de retour, la douleur qui sourd. Oublier les piqûres des événements, les coups de fouet du destin. Partir là où le ciel touche la terre, où les aigreurs se dissipent et le vent souffle en cascade.
« Si vous avez une bibliothèque et un jardin, vous avez tout ce qu'il vous faut. »
Cicéron
Je suis une semeuse de graines. Jusqu'ici je n'ai fait que cela. J'ai planté et arrosé des milliers de petites graines de bonheur, de savoir, de gratitude dans des dizaines de cerveaux d'enfants. Leurs yeux de ciel me chaviraient d'innocence et de joie.
Chaque poème appris ou lu, chaque goutte de peinture tombant en arc-en-ciel sur l'émail blanc du lavabo, chaque construction de mots empilés comme des cubes pour former de belles phrases...tout était graine à germer.
Chacun de nous peut être un semeur de graines. Un jardinier d'humanité.
On apprend la patience, celle d'attendre l'enfant à naître, celle de le voir grandir. Comme on regarde rougir ses tomates au soleil de juin.
On apprend le silence. Et le prix de l'effort. On lèche la sueur qui nous dégouline sur le nez. On écoute ses intuitions. On se met en horloge avec le Temps. On ne râle plus après le temps qu'il fait. On accepte l'inéluctable.
Je continue, chaque jour, à tracer des sillons dans la terre fertile de ma vie, de mes enfants, de mes rencontres. Et à aligner mes graines. Méthodiquement. Parfois je les projette en gerbes, en touffes, en pluie, formant des arabesques gracieuses dans l'air. Un peu au hasard... Le geste auguste de la semeuse à tous vents. Mais toujours avec le même amour et la même fébrilité de voir surgir les pousses frêles. Sans hâte. En paix.
Je parle aux fleurs, je connais leur pouvoir, je serre les arbres contre mon corps. La nature m'est précieuse. Je pleure ses souffrances.
J'ai appris les oiseaux, les coccinelles. Le fin duvet des abeilles et le parfum du foin coupé. J'ai appris les rythmes de la lune et la prophétie des étoiles.
Je cultive mon âme de la même façon. Je chemine dans de prodigieuses forêts mentales, où d'étranges et superbes plantes poussent en liberté et fécondent mon terreau intérieur: elles ont pour nom Camus, Hugo, Pagnol, Tchékov, Brontë, Dickens, Vian, Steinbeck, tant d'autres... c'est infini ! Autant citer chaque fleur d'un cerisier, chaque grain de raisin d'un vignoble.
Les enfants méritent les meilleures graines. Pensons-y au moment de leur donner à manger, mais aussi, et peut-être surtout, en choisissant leurs lectures.