26 novembre 2023

Art




- Tu vas vraiment accrocher ce tableau dans ton salon, au-dessus de ton canapé ?
- C'est un Tuschman.
- Et alors ?
- Tu ne comprends rien à l'art, mon pauvre Serge. Un Tuschman, tu réalises ?
- Vois pas. Inconnu au bataillon.
- Ton inculture me navre, mon pauvre ami.
- D'abord, je ne suis pas ton pauvre Serge, ni ton pauvre ami. Mon compte en banque se porte très bien, je te remercie. Et puis je te le dis tout net : ce serait un Gauguin, un Renoir ou même un Antrios...Je te dirai la même chose. Ce tableau me fiche le cafard. Les deux, là...M'est avis que la nuit n'a pas été folichonne. Ça sent le couple qui se délite. Le petit matin glauque.
- Mais pas du tout, mon vieux. La fille est sublime. Et le gars a bien de la chance.
- Sublime...je ne dis pas non. Mais d'une tristesse ! Regarde ses épaules : elle porte la lourdeur du monde, cette fille, ça me plombe.
-Tout au contraire : elle reste rêveuse, encore sous le charme de cette délicieuse nuit d'amour...
-Tu as toujours été d'une naïveté, mon cher Marc ! C'est incroyable de ne pas sentir ces choses-là. Ton Tuschman, là, laisse clairement deviner son message : la vie est un tue-l'amour. Voilà un gars qui a dû avoir une vie sentimentale désastreuse.
- Pourquoi es-tu toujours aussi cynique, Serge ?
- Mais non, regarde le type : il porte un marcel blanc, et un falzar de mauvaise coupe. Je suis sûr que sa ceinture est en simili. C'est un loser, elle va le quitter. Ça ne fait pas un pli, contrairement aux draps...Quel mauvais goût, ce lit froissé ! D'ailleurs tout dans cette chambre respire le vulgaire. Jusqu'à la cuvette des...
- La fille a de la classe, admets-le. Sa peau diaphane, sa chevelure rousse...Un certain port de tête un peu alangui...
- Tu veux mon avis : tu aurais aussi bien pu te payer un poster de Deborah Kerr...Tu as acheté ce tableau juste pour elle, aie l'honnêteté de l'avouer...
- Oui, en partie. J'ai toujours aimé les rousses flamboyantes. Mais pas seulement. L'étude de la lumière est intéressante, non ? 
- Je te l'accorde mollement. Le soleil levant à travers les vitres sales d'un hôtel sordide est bien rendu...Pas de quoi crier au génie, néanmoins. On est loin des maîtres flamands. Et tu l'as payé combien, ce Rembrandt de monoprix ?
- Deux cent mille.
- Deux cent mille ? Haha ! Marc, ce n'est pas vrai ?!
- Deux cent mille, mon cher Serge. C'est un Tuschman.
- Tu as payé cette croûte deux cent mille ?
- Pourquoi dis-tu « cette croûte » avec ce petit air méprisant que tu prends quand tu montes sur ton piédestal ? De quel droit te permets-tu de parler de croûte avec ce rire sardonique ? Tu me blesses profondément !
- Du droit que j'ai d'être ton ami et de te parler franchement. Ce Tuschman est un barbouilleur, un peintre de seconde zone, qui imite Hopper, et qui plus est, l'imite mal. 
- Ah parce que tu connais Hopper, maintenant ? Soudain, je te découvre un goût pour la peinture...c'est fort de café.
- Eh bien oui, mon vieux, au risque de te décevoir, j'ai un peu de culture, quand même.
- Peut-être. Mais tu manques sérieusement d'ouverture d'esprit, c'est désolant.
- Ah ?  parce que ce pauvre huis-clos de fin de liaison fétide, dans un appartement minable sur la soixante-douzième avenue, ça t'ouvre l'esprit ? Ça t'a ouvert le portefeuille, ça, c'est certain. Un trou béant. Pour le reste...
- Pour le reste, nous demanderons à Yvan ce qu'il en pense...
- Il sera d'accord avec moi. 
- Je n'en suis pas si sûr...

***

Chuuuut ! Laissons-les continuer à se chamailler. En matière d'art, le consensus est une vue de l'esprit, mais n'est-ce pas mieux comme cela ? Les goûts et les couleurs disait ma grand-mère...
Yvan ne se sortira pas de cet impossible arbitrage entre ses deux meilleurs amis...
Toute ressemblance avec des personnages que vous connaissez peut-être, n'est pas du tout fortuite et complètement voulue.
Pardon à Yasmina Reza de m'être librement inspirée de sa célèbre pièce pour ce devoir du Goût. 
Et si vous ne la connaissez pas, c'est un pur moment de théâtre.
Vous avez 1h27 devant vous ? Foncez ! C'est ICI. Avec l'interprétation de trois géants, Vaneck, Arditi, Lucchini.



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17 novembre 2023

Un arc-en-ciel

 





Ce matin, j'ai pris le bus un peu tôt pour me rendre à la ville. Dès potron-minet, délicieuse expression dont vous connaissez sans doute l'origine. Non ? Elle signifiait simplement l'heure ou l'on peut apercevoir le postérieur des écureuils. Mais si, mais si...Et croyez-moi, je connais bien ces fripons et leur petit cul tout blanc sous leur queue en point d'interrogation. Ils viennent chaparder les graines exactement à cette heure-là...
Pour tout dire, en fait d'écureuil, c'était plutôt l'heure lycéenne. Ça m'a donné un bol de jeunesse. Je me suis revue, adolescente, à l'arrêt de la rue des Moulins, par ces petits matins aigres où le mistral s'engouffrait sous le blouson trop court. Parce que c'est bien connu, on n'a jamais froid quand on est ado, du moment qu'on est à la mode.
L'air piquait, à l'Est, les Monts du Matin rosissaient de délicate façon, faisant une lisière d'or rose au-dessus du vert foncé des arbres.
Vers l'Ardèche, au contraire, de lourds nuages gris sombre encombraient l'horizon. En contrebas, la ville émergeait de son sommeil, doucement, comme un gros chat qui s'étire, caressée par les premiers rayons. Et là, juste droit devant, est apparu un magnifique arc-en-ciel. Mais un vrai, pas un timide pâlichon. Non, un arc-en-ciel de compétition. Ses couleurs se sont mises à flamboyer. Je ne parvenais pas à en détacher mes yeux. Cela faisait comme une trombe multicolore au milieu du gris.
J'ai regardé mes compagnons de voyage. Pas un ne levait le nez de son smartphone. D'être la seule à profiter du spectacle m'a fait me sentir privilégiée. Et en même temps, un peu désappointée de voir qu'il suscitait si peu d'enthousiasme. J'ai senti monter en moi une indignation de Petit Prince, comme quand il découvre que sa rose lui a menti. J'ai eu besoin de rétablir l'ordre des choses. De partager ce prodige.
J'ai attendu que les couleurs soient à leur paroxysme, et bien visibles à travers les vitres de l'autocar. Et j'ai tapoté doucement le bras de ma voisine, tout en tendant mon index vers le phénomène.
- L'arc-en-ciel ... » ai-je dit, un peu fort car elle avait ses écouteurs fichés dans les oreilles. Elle m'a d'abord scrutée avec des yeux que mon indulgence naturelle m'empêchera de qualifier de légèrement bovins. Mais elle a daigné regarder dans la direction indiquée.
- Ah, oui, c'est beau ! Non, pardon : Awè, c bô.
Notre mini-dialogue a fait lever les yeux de deux personnes dans la rangée adjacente. Puis deux autres se sont demandé ce qu'il y avait à voir. Et encore deux. J'ai souri. J'ai repris espoir. Un petit murmure s'est répandu, là où une minute plus tôt, régnait un silence indifférent. L'espace de trente seconde, la vie m'a redonné mon rôle de transmission.
Et là, lecteurs adorés, imaginez le petit miracle : en un instant, de fil en conversation, tout un bus d'ados post-pubères a quitté l'écran minuscule pour contempler celui, immense, de la vie, où trônait « mon » arc-en-ciel. Oh pas longtemps. Mais suffisamment pour que je me sente fière de moi, d'avoir semé quelques graines de magie et de beauté dans la vie de quelques contemporains pas si abrutis finalement. Je me suis dit que tout n'était pas perdu au royaume de youtube et tik-tok. Et au terminus, un vieux monsieur m'a dit merci. Il y avait beaucoup de choses dans ce simple merci. De quoi emplir ma journée, en tout cas. 
Ça a de la gueule, non ? ce genre de petite victoire de l'inutile...

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07 novembre 2023

La Force

 





Elle parle beaucoup. Elle en a besoin. Je la soutiens de mon mieux. Elle me raconte les détails de sa lutte quotidienne, contre la méchanceté, la bêtise, l'adversité, la solitude, et sa voix me remplit d'admiration pour sa détermination, de son courage sans relâche. Oui, je l'admire, cette amie qui se bat. Le crabe n'a pas réussi à la mettre sur le flanc, elle en est sortie victorieuse. Elle mène de front sa guérison, son travail, son divorce, ses filles...
 Ce sont les petites choses qui l'aident à ne pas s'écrouler. Un arc-en-ciel, une fleur, les caresses de son chat qui est revenu. C'est tellement émouvant de l'écouter croire en sa bonne étoile. 
Lui, c'est pareil. Le sourire toujours serein, la voix enjouée, le regard clair, il a décidé de donner une chance au bonheur malgré le malheur qui l'a frappé il y a quatre ans. C'est un père de famille admirable, qui semble ne jamais flancher. Il se bat pour que la vie reste belle. Sa famille est son étendard.
Et puis cette autre elle, encore, qui soutient de ses bras, sans se plaindre, son mari frappé de cette maladie de l'âme que l'on ne sait toujours pas soigner. Seule face à un cerveau qui part en lambeaux, à une mémoire qui se déchire comme un voile, à un corps qui ne répond plus. Grande malgré la douleur infinie de l'irréversible. Semant des grains d'espoir au vent du dérisoire.
Comment font-ils, tous, les aidants, les accompagnants, les mères Térésa, les Abbés Pierre du quotidien, ceux qui restent droit debout dans la tempête malgré les écueils, et les gifles des paquets de mer ?
Baudelaire avait raison. La vie est une forêt d'obscurs symboles où nous marchons tous. A la merci des dangers.  Mais dans ce fouillis, il n'est qu'un seul phare qui éclaire la route.
C'est l'amour.
Tous ces gens ne sont pas des héros de romans. Ils existent vraiment. Là, tout près. Une amie, un parent... J'aurais pu en citer beaucoup d'autres. Vous en connaissez sûrement. Vous en êtes parfois, aussi, de ces héros de l'ombre. Ou vous en serez un, peut-être, un jour. Par un de ces détours du destin qui font basculer l'existence en une seconde. Vous savez bien, alors, qu'aimer donne une force incroyable. La seule force de frappe qui ne détruise rien.

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Merci pour tous vos messages depuis mon retour d'Egypte. 

Je n'ai pas touché terre durant ces deux dernières semaines !