- Tu vas vraiment accrocher ce tableau dans ton salon, au-dessus de ton canapé ?
- C'est un Tuschman.
- Et alors ?
- Tu ne comprends rien à l'art, mon pauvre Serge. Un Tuschman, tu réalises ?
- Vois pas. Inconnu au bataillon.
- Ton inculture me navre, mon pauvre ami.
- D'abord, je ne suis pas ton pauvre Serge, ni ton pauvre ami. Mon compte en banque se porte très bien, je te remercie. Et puis je te le dis tout net : ce serait un Gauguin, un Renoir ou même un Antrios...Je te dirai la même chose. Ce tableau me fiche le cafard. Les deux, là...M'est avis que la nuit n'a pas été folichonne. Ça sent le couple qui se délite. Le petit matin glauque.
- Mais pas du tout, mon vieux. La fille est sublime. Et le gars a bien de la chance.
- Sublime...je ne dis pas non. Mais d'une tristesse ! Regarde ses épaules : elle porte la lourdeur du monde, cette fille, ça me plombe.
-Tout au contraire : elle reste rêveuse, encore sous le charme de cette délicieuse nuit d'amour...
-Tu as toujours été d'une naïveté, mon cher Marc ! C'est incroyable de ne pas sentir ces choses-là. Ton Tuschman, là, laisse clairement deviner son message : la vie est un tue-l'amour. Voilà un gars qui a dû avoir une vie sentimentale désastreuse.
- Pourquoi es-tu toujours aussi cynique, Serge ?
- Mais non, regarde le type : il porte un marcel blanc, et un falzar de mauvaise coupe. Je suis sûr que sa ceinture est en simili. C'est un loser, elle va le quitter. Ça ne fait pas un pli, contrairement aux draps...Quel mauvais goût, ce lit froissé ! D'ailleurs tout dans cette chambre respire le vulgaire. Jusqu'à la cuvette des...
- La fille a de la classe, admets-le. Sa peau diaphane, sa chevelure rousse...Un certain port de tête un peu alangui...
- Tu veux mon avis : tu aurais aussi bien pu te payer un poster de Deborah Kerr...Tu as acheté ce tableau juste pour elle, aie l'honnêteté de l'avouer...
- Oui, en partie. J'ai toujours aimé les rousses flamboyantes. Mais pas seulement. L'étude de la lumière est intéressante, non ?
- Je te l'accorde mollement. Le soleil levant à travers les vitres sales d'un hôtel sordide est bien rendu...Pas de quoi crier au génie, néanmoins. On est loin des maîtres flamands. Et tu l'as payé combien, ce Rembrandt de monoprix ?
- Deux cent mille.
- Deux cent mille ? Haha ! Marc, ce n'est pas vrai ?!
- Deux cent mille, mon cher Serge. C'est un Tuschman.
- Tu as payé cette croûte deux cent mille ?
- Pourquoi dis-tu « cette croûte » avec ce petit air méprisant que tu prends quand tu montes sur ton piédestal ? De quel droit te permets-tu de parler de croûte avec ce rire sardonique ? Tu me blesses profondément !
- Du droit que j'ai d'être ton ami et de te parler franchement. Ce Tuschman est un barbouilleur, un peintre de seconde zone, qui imite Hopper, et qui plus est, l'imite mal.
- Ah parce que tu connais Hopper, maintenant ? Soudain, je te découvre un goût pour la peinture...c'est fort de café.
- Eh bien oui, mon vieux, au risque de te décevoir, j'ai un peu de culture, quand même.
- Peut-être. Mais tu manques sérieusement d'ouverture d'esprit, c'est désolant.
- Ah ? parce que ce pauvre huis-clos de fin de liaison fétide, dans un appartement minable sur la soixante-douzième avenue, ça t'ouvre l'esprit ? Ça t'a ouvert le portefeuille, ça, c'est certain. Un trou béant. Pour le reste...
- Pour le reste, nous demanderons à Yvan ce qu'il en pense...
- Il sera d'accord avec moi.
- Je n'en suis pas si sûr...
***
Chuuuut ! Laissons-les continuer à se chamailler. En matière d'art, le consensus est une vue de l'esprit, mais n'est-ce pas mieux comme cela ? Les goûts et les couleurs disait ma grand-mère...
Yvan ne se sortira pas de cet impossible arbitrage entre ses deux meilleurs amis...
Toute ressemblance avec des personnages que vous connaissez peut-être, n'est pas du tout fortuite et complètement voulue.
Pardon à Yasmina Reza de m'être librement inspirée de sa célèbre pièce pour ce devoir du Goût. Et si vous ne la connaissez pas, c'est un pur moment de théâtre.
Vous avez 1h27 devant vous ? Foncez ! C'est ICI. Avec l'interprétation de trois géants, Vaneck, Arditi, Lucchini.
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