Le temps, cet assassin, le temps nous est compté. Il nous catapulte dans des dimensions cosmiques incompréhensibles. Il nous échappe. Il se tortille comme un multivers, une guimauve interstellaire et métaphysique glissant entre nos doigts comme du vif-argent. Comment expliquer autrement, monsieur le Juge, ce sentiment étrange que les heures ne font plus leurs soixante minutes règlementaires ? Que tout s'accélère au point que même les jeunes, oui monsieur le Président, même les jeunes disent : « Le temps passe trop vite ! » Cette sorte de phrase était jusqu'ici réservée au personnes « d'un âge », joli euphémisme pour ne pas dire « les vieux ». Les croûtons, les has-been, les anciens qui ronchonnent que tout fout le camp et que c'était mieux avant. Oui, même les jeunes déplorent la fuite du temps...
Comment expliquer qu'il fut un temps (oui, un autre) où j'avais le temps (encore) d'écrire, et même parfois chaque jour, un billet foisonnant, un atelier d'écriture, un poème, un récit, une fantaisie, un mémoire, un reportage, alors que je consacrai le plus clair de mon temps (oui, toujours lui) à barrer un bateau énorme, et à faire entrer dans de petites têtes multicolores l'accord du participe et la règle de trois ? Et accessoirement à élever trois de ces charmants petits êtres, ce qui est, vous en conviendrez, une activité à plein...temps ?
Ah, monsieur le juge, il y a là-dedans un mystère aussi épais qu'une grammaire chinoise. Ou que la muraille du même nom.
Et le pire, c'est qu'à chaque minute paisible, délicieuse ou haletante qu'il m'est donné de vivre aujourd'hui, j'ai le titre d'un billet qui apparaît en filigrane. Je me vois déjà vous partager, avec cet élan que vous aimez chez moi, ce concert, cette exposition, cet enthousiasme, cette indignation, cette promenade, ce paysage beau à couper la chique, ou simplement un moment philosophique passé à tisser le monde de nouveaux fils...
Et puis la journée passe, et le soir, j'ai en tête un feu d'artifice d'idées, d'images, de couleurs, qui explosent en tous sens, et pas un seul instant pour remplir ma page blanche. Parce qu'au moment précis où je pourrais caresser ce clavier tant aimé, il y a toujours un clair de lune, une ombre de chêne bleue sur le gazon, le frôlement furtif d'un hibou ou d'un chevreuil, un piano qui me tend les bras, des amis qui passent à l'improviste, un vin à goûter, un enfant à câliner ou une branche de saule à couper, qui viennent me rappeler qu'écrire, c'est bien, mais que vivre c'est mieux.
Prenons Balzac. La Camarde l'ayant fauché à l'âge canonique de 51 ans, il a, au mieux, même en commençant très tôt, disons à seize ans, consacré trente-cinq ans de sa vie à noircir du papier. Si l'on compte que la Comédie Humaine, pour ne parler que d'elle, comporte quatre vingt dix romans de quelques centaines de pages, à une époque où l'on n'avait que l'encre, la plume et le papier...Si l'on rajoute les cent Contes drolatiques, et les vingt-cinq oeuvres inachevées, c'est colossal.
Pas de touche "delete", pas de copier-coller, pas de clavier. La conclusion est facile à tirer : Balzac ne faisait que ça du matin au soir. Et parfois du soir au matin. A raison d'un roman tous les trois mois. J'appellerais plutôt cela la Comédie Surhumaine.
Non, pour moi, c'est certain : le Temps devait durer beaucoup plus longtemps au XIX siècle. Ou alors Balzac, ce prétendu bon vivant, amateur de femmes et de bonne chère, n'est qu'un affreux mystificateur qui n'a en réalité pas vraiment vécu, consacrant parfois jusqu'à vingt heures par jour à ce despotisme de l'écriture névralgique qu'il s'infligea à lui même.
Quelque part, tiens, ça me console de n'être pas Balzac.
Merci à La Licorne pour son sujet (inspirant) du mois.