Celui qui veut tromper les hommes doit avant tout rendre l'absurde plausible.
Goethe (1749-1832)
Quand j'ai connu Odette, elle marchait d'un pas alerte dans les chemins de noisetiers, s'extasiant toujours sur les fleurs en boutons ou le vol des geais. Après sa promenade, elle ne dédaignait pas un petit verre de porto ou de vin de noix en apéritif. Puis elle dégustait l'entrecôte du dimanche avec des frites. Beaucoup de frites.
Après cela, elle s'asseyait sans bruit dans son fauteuil, et sommeillait d'un oeil.
Tendre et fragile comme une feuille, elle rentrait, la joue rosie de bonheur, dans sa maison de retraite, l'âme en joie d'avoir serré des coeurs sur le sien.
Aujourd'hui, cela fait cent quatre vingt-seize-jours et dix heures qu'elle n'est pas allée plus loin que le jardin de sa prison dorée.
Elle ne se plaint jamais. Elle se résigne. A peine, de temps en temps, murmure-t-elle un faible :
« C'est un peu long... »
Doux euphémisme.
Elle a la sagesse des centenaires ou presque. Elle a appris à respecter la raison d'état et à se raccrocher aux petites choses, comme les rayons du soleil qui, heureusement, entrent à flot dans sa chambre. Mais sa chambre fait neuf mètres carrés. Odette a beau être positive, son avenir se grise et se rétrécit. Et une ombre passe devant son regard.
C'est dur, cette chambre qui devient une cellule, car les règles se sont durcies ces derniers temps : plus de repas au restaurant collectif, plus de sortie au jardin, ni même dans les couloirs. Plus de visites des proches.
Motif : on protège, on protège, on protège...
Mais de quoi, bon sang, peut-on protéger une vieille dame de quatre-vingt-dix-sept ans ?
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La photo est celle de Gisèle Casadesus, une autre centenaire qui a eu la chance de ne pas connaître cette époque troublée.