« Une injustice commise quelque part est une menace
pour la justice dans le monde entier »
Martin Luther King
A quinze ans, j'ai lu La Brute, de Guy des Cars, et vu Douze Hommes en Colère, le chef d'oeuvre de Sidney Lumet. Dans les deux cas, le présumé coupable est innocenté par un homme qui déploie une énergie folle pour aller au fond des choses et ne pas se contenter de ce qu'on lui montre. Mais combien d'innocents ont péri en prison, ou perdu carrément la vie dans les mains d'un bourreau, sans avoir eu la chance d'être défendu ainsi ?
J'en ai gardé une fascination mêlée de perplexité à propos des erreurs judiciaires. Personne n'est à l'abri de se retrouver un jour dans un imbroglio d'accusations injustes.
La justice des hommes est faillible parce que les hommes sont faillibles, prompts à juger sur des apparences... Ayant participé à une session d'Assises, j'ai pu constater combien l'intime conviction est quelque chose de fragile et de profondément bouleversant. Surtout quand l'accusé clame son innocence.
Vous reconnaîtrez, dans ma petite fiction, malgré quelques variantes, une affaire qui a fait couler beaucoup d'encre il y a quelques années, et qui, à ce jour, n'a toujours pas été vraiment élucidée.
*
On fit entrer le témoin suivant. L’accusé gardait la tête baissée et triturait son grand chapeau de paille entre ses doigts aux ongles noircis par des années de conversation avec la terre. Ses yeux, sous sa broussaille de sourcils gris, ressemblaient à ces petits lacs calmes de montagne, au petit matin, quand le soleil affûte ses premiers rayons.
- Vos nom, prénom, âge et qualité, demanda le président.
- Lefort Auguste, 72 ans. Et pas beaucoup d’ qualités, plutôt d’ gros défauts ! D’mandez à Germaine, ma moitié. Elle vous l’dira.
- Jurez de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, levez la main et dites je le jure.
- Je l’jure, m’sieur l’juge.
- On dit monsieur le Président.
- D’accord, m’sieur l’juge.
Le juge leva les yeux au ciel. Ce procès commençait à lui brouiller l’écoute.
- Quels sont vos liens avec l’accusé ?
- C’est un ami, hein, m’sieur l’juge. C’est un grand ami, hein… J’ l’connais d’y a longtemps…
Quand c’était-y donc ? J’me souviens, hein, c’était juste avant la naissance d’mon Gilou… et pis c’galopiot-là a déjà bien ses quarante ans, ’jourd’hui, hein, m’sieur l’juge ! C’est vous dire si ça passe…
Et c’était comme ça depuis le matin. Le juge Edouard Gadoulet trouvait cette audience abracadabrantesque. Les témoins étaient tous des bas-du-front, qui ne comprenaient rien à rien. Ses assesseurs comptaient discrètement les mouches au plafond, en taquinant leur pointe Bic. Les jurés semblaient se demander dans quelle galère ils étaient venus ramer. Des murmures parcouraient l’assemblée, où l’on pouvait, avec une oreille exercée, distinguer selon les moments, de la désapprobation, de l’effroi, de l’indignation, de la surprise et tous ces autres sentiments collectifs exprimés en rumeur un peu floue, qui animent toujours un procès quand l’accusé jure ses grands dieux qu’il est innocent alors que tout l’accable…Les journalistes tournaient comme des charognards à la recherche de leur sempiternelle pitance : le scoop, le coup de théâtre dont sont toujours friands les lecteurs. Hélas.
Cela faisait des heures que les débats s’éternisaient, et Edouard Gadoulet avait de plus en plus l’intime conviction que ce jardinier n’avait pas assassiné sa patronne, la Comtesse Adélaïde de Bois-Joli. Bien qu’on eût retrouvé celle-ci bizarrement dans sa voiture au milieu du boulevard, une dame d’onze heures piquetée dans ses cheveux auburn, malgré les prétendues preuves avancées par la partie civile, la disparition mystérieuse du petit linge de la comtesse qui séchait dehors, ainsi que de la corde à linge d’ailleurs (corde ayant certainement servi à provoquer la mort). Jusqu’à cette inscription au rouge à lèvres sur le pare-brise « Albert m’a tuer…»
Quelque chose ne collait pas.
Cet homme qui connaissait par cœur toutes les plantes de son jardin par leur nom savant, qui parlait en tremblant de son sorbier, de ses lys oranges et de son réséda odorant, cet homme dont les seules maîtresses n’avaient été sa vie durant que la Grande Bardane, L’Aphyllante, la Véronique et la Némésie, ou encore le désespoir des Peintres, et qui faisait voyager la salle d’audience avec son Andromède du Japon, sa Bourrache du Caucase et son Chèvrefeuille de l’Himalaya, un tel homme ne pouvait pas être un meurtrier.
Pour Edouard Gadoulet, le célèbre juge blond qui fume, amateur de vieux whisky, juge réputé impavide, impassible, incorruptible, c’était un comble de se sentir tout retourné par ce jardinier amoureux de son jardin. Mais il croyait à son innocence.
Et jamais, au grand jamais, il n’aurait voulu conclure sa longue carrière sur une erreur judiciaire…
Il fallait intégrer les éléments suivants à son texte:
un personnage : un jardinier amoureux
un lieu : au milieu du boulevard
un objet : un rouge à lèvres
un moment : avant la naissance de Gilles
un problème ou une anomalie : le linge qui séchait dehors a disparu