- Quel est ce remue-méninges, Célestine ? Tu te fais la malle ? La paire ? la belle ? - Juste une petite pause musicale et bucolique. Juste de quoi me remplir de belles choses avant de vous revenir. - Oh, je vois, c'est gentil de nous prévenir... - Je vous laisse dans les bras d'un grand poète. Je crois qu'il m'accompagnera dans ma valise en même temps. Et d'un grand musicien dont j'adore les sonates réjouissantes. - Tu penseras à nous ? - Mes lecteurs adorés...comment pourrais-je vous oublier ? Vous me manquez déjà, dans ce train qui m'emporte, échevelé, vers les brumes incertaines des petits matins attendant l'aurore flamboyante.
« Le morne esclavage des
adultes m’effrayait. Rien ne leur arrivait d’imprévu. Ils subissaient dans les
soupirs une existence où tout était décidé d’avance, sans que jamais personne
décidât rien. »
Simone de Beauvoir, mémoire d’une jeune fille
rangée
Bien sûr, j'ai des moments ouate, où la vie me comble de rester
simplement assise à contempler le monde...molle et alanguie comme une baleine
échouée, dans un cocon de confort.
Mais j'ai aussi des moments watt, où l'envie est là, électrique, au ventre, aux
tripes. Puissante. L'envie d'avoir envie, dis, Johnny, est-ce l'envie d'être en
vie ?
La vie m'attire, piège mortel. Délicieux.
Fascinant. Curieuse, insatiable, insatisfaite.
Une faim qui ne se résout pas à l'immobile, au
prévisible, à l'infernale routine des jours tous pareils, sans avoir
l'impression de glisser le long de parois vides jusqu'à la mort par asphyxie...
J’ai essayé de me fixer tant
soit peu, de me choisir un port d’attache. Avec l'idée de me sentir d’ici
plutôt que de là. De m’accrocher, coquillage languide à un rocher.
Mais l’appel du large est si fort, le vent des alizés tellement empreint de
l’odeur douce et âpre du voyage, la mer si rugissante et si pressante au cœur,
que je me suis souvent laissé embarquer vers d’autres rivages, comme on donne
un coup de pied salvateur pour se dégager d'une emprise. Celle du temps
grisâtre, sans doute, qui grignote nos secondes. Celle de l'habitude qui
emprisonne nos raisons dans un étui.
Un temps où il est temps
d’entrevoir des lieux nouveaux, d’autres vertigineux paysages, d’autres façons
de traverser. Voir ! Voir des couleurs, des lumières inédites ! Ecouter,
entendre d'autres voix, d'autres accents, d'autres musiques... Il y a toujours
un mur à franchir. Une porte à ouvrir. Un horizon à bercer, avec un virage qui cache un
mystère au loin, là-bas. Quel mystère ? Une herbe verte, un air pur...Une ville dans laquelle se
perdre. Connaître, découvrir, rencontrer, apprendre, savoir... Ma
madeleine de Proust, celle qui me booste, c'est mon mât de laine au rafiot de
coton, c'est la mer tricotée du fil de la passion.
Je ne
traverserai toujours la vie que comme une éternelle touriste, le coeur et
l'âme en bandoulière.
Alice ouvrit la porte, et vit qu’elle donnait sur un petit couloir guère plus grand qu’un trou à rat ; s’étant agenouillée, elle aperçut au bout du couloir le jardin le plus adorable qu’on puisse imaginer. Comme elle désirait sortir de cette pièce sombre, pour aller se promener au milieu des parterres de fleurs aux couleurs éclatantes et des fraîches fontaines ! Mais elle ne pourrait même pas faire passer sa tête par l’entrée...
« Et même si ma tête pouvait passer, se disait la pauvre Alice, cela ne me servirait pas à grand-chose à cause de mes épaules. Oh ! que je voudrais pouvoir rentrer en moi-même comme une longue-vue ! Je crois que j’y arriverais si je savais seulement comment m’y prendre pour commencer. » Car, voyez-vous, il venait de se passer tant de choses bizarres, qu’elle en arrivait à penser que fort peu de choses étaient vraiment impossibles.
Lewis Carroll, Alice au Pays des Merveilles
Il est difficile à écrire, ce billet. Pourtant je le sens, là, prêt à bondir comme une bête fauve que je m'efforce de dompter. Je le tourne dans tous les sens, depuis des semaines, en rond, en triangle, en carré, ne sachant pas pas trop par quel bout le prendre. Il est à l'image de mes révoltes et de mes impatiences dans les jambes quand on voit ce qu'on voit et qu'on entend ce qu'on entend...
Je vois la porte : pour l'heure, elle s'appelle « élection présidentielle ». J'imagine bien le jardin que j'aimerais entrevoir : un monde plus juste, plus humain, vraiment social, avec de vraies notions de partage, d'équité, de solidarité. Un monde où le pouvoir serait mesuré, partagé, contrôlé, affaibli par une constitution solide et juste. Ou l'argent public ne serait pas dilapidé impunément. Où l'on abolirait l'immunité parlementaire, ce privilège quasi féodal et indécent. Avec de vraies propositions d'actions pour assurer l'éducation, le travail, la sécurité, la santé, la retraite de tous, pour que chacun trouve vraiment sa place dans la société sans distinction de couleur ou de genre, ou d'aucune autre sorte.
Avec un retour urgent aux fondamentaux écologiques sous peine de voir fondre l'humanité plus vite que la glace des pôles.
Quelque chose qui apaiserait les colères, les dégoûts, les craintes et satisferait la plupart, très certainement. Quelque chose qui toucherait au coeur des gens.
Et je nous vois, nous qui sommes tous des Alices en puissance, empêtrés dans nos préjugés, nos égoïsmes, nos courtes-vues, nos clivages, nos résignations, nos doutes, nos hésitations hagardes, oui, empêtrés comme Alice dans son corps trop grand pour la petite porte. La porte étroite de l'espoir.
L'espoir est un rêve éveillé, certes, Aristote, certes.
Mais qui a dit « Ils ne savaient pas que c'était impossible, alors ils l'ont fait » ?
De la lecture d'Alice, ce conte extrêmement riche de symboles, j'ai conçu, mais vous vous en êtes aperçus depuis longtemps, un goût immodéré pour les signes et les métaphores....
Une insoumission permanente à tout ce qui me révolte et m'indigne, à commencer par l'injustice.
Et l'idée que fort peu de choses sont vraiment impossibles, en réalité.
Même si certains amiraux de bateau-lavoir de mille sabords de tonnerre de Brest nous rabâchent à longueur de temps le contraire.
Sur
le pavé bleui de pluie, vous verrez peut-être, un soir d’étrange lune, de
bizarres confettis d’aluminium tremblant à la lueur des réverbères. Laissez-moi
vous dire que je connais bien cette texture particulière. Ce n’est pas de
l’aluminium.
C’est
qu’à l’équinoxe, il arrive parfois que des cristaux de pleine lune se détachent
de l’astre mort, et viennent se poser à terre en tempête silencieuse. La mousse
des prés devient translucide sur leur passage. La mer et les forêts,
opalescentes. Les hiboux miaulent. Les chats hululent. Le vent se tait soudain.
Aurez-vous un jour la chance d’observer ce phénomène de vos propres yeux ?
Car d’ici-là je sais bien que vous ne me croirez pas. Et pourtant…
Les
cristaux de lune et leur lumière diaphane et scintillante se posent sur les
objets et les détraquent. Comme des doigts de fée, ils laissent de leur passage
une empreinte indicible, un courant d’air subtil d’ultrasons. Mais un œil
averti reconnaît bien leur marque : la petite aiguille des pendules s’arrête
et repart à l’envers, ainsi que les ailes des moulins, d’ailleurs. Tandis que
la grande aiguille continue sa course en avant. Il en résulte une distorsion du
temps et de l’espace pendant laquelle tout semble possible. La maison et tout
ce qu’elle contient se mettent à ronronner, à danser, à trépigner, les murs se
déforment comme de la guimauve dans un conciliabule d’ustensiles et d’appareils
mal lunés chuchotant dans les corridors. La rampe de l’escalier se prend pour
un serpent et ondule sous vos pas. Les chaussettes esseulées errent dans la
quatrième dimension à la recherche de leur moitié perdue.
Les
cristaux de lune et leur lumière diaphane et scintillante se posent aussi, parfois,
sur les gens. L’effet en est très différent. Leur cœur explose alors en mille
battements d’étincelles, versant des fleuves d’ouragan. Leur peau se met à
palpiter. Leurs mains cherchent d’autres peaux qui palpitent. De fines ailes
leur poussent aux chevilles. Leur âme vogue dans un bain frais de gentiane et
de menthe poivrée. Et leur sourire fait fondre en sorbet tous ceux qu’il touche. On
dit que leurs yeux portent à jamais dans leurs prunelles de fines
particules d’or.
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Pour les Impromptus Musique: Erik Satie, Gnossiennes
Le fracas et la rumeur se sont éloignés soudain. Que les agitations des effrénés du bocal me semblent insignifiantes, vues d'ici ! Comme ils ont l'air ridicules dans leur acharnement à amasser la puissance et la gloire, ces chevaliers des « on » et leurs toutes petites épées en allumettes tressées... Ici le bruissement des jours donne un son soyeux à l'oreille. Ça me parle, cette douceur de vivre, ça me murmure, ça m'enroule dans une tiède insouciance. Chaque jour ordinaire contient sa part d'extraordinaire. Comme l'amande d'un noyau. Sous la croûte de l'habituel couve le feu de l'inédit, prêt à surgir quand on est en pleine présence. La mer clapote doucement comme pour elle seule, mer secrète de Supervielle encore mal ébrouée de l'hiver, aux bateaux engourdis qui font rutiler leurs chromes dans le port. Sur la grève vide, les galets chuintent sous les semelles de corde de vieilles espadrilles que j'ai ressorties pour la circonstance. Les vieux jouent à la belote au bar des Amis, et quand ils ont fini, ils font une pétanque. J'aime les regarder jouer, mesurer leurs gestes. Rien ne cloche dans l'harmonie de leur pantomime. Leurs peaux cramées par les ans rient de toutes leurs rides. Ils ont l'oeil qui étincelle. Le ballet des mouettes leur répond. Je me gorge de jus d'abricot. D'un peu de vin soleil et beaucoup d'air marin. De socca à la farine de pois chiche. Une petite voix me dit : « Vis ta mine ! » Quand j' arpente les ruelles, l'eau qui chante aux fontaines m'emplit de joie tranquille. Tout semble si simple. La vie est là, comme dit Verlaine. Un Verlaine sans le vent mauvais... Je réalise simplement combien j'ai pu perdre de temps quand je croyais en avoir à revendre... Je suis dans un tableau qui écoute battre mon coeur. Plus beau que le plus grand des musées. Ça vous parle ?
Flavia est une adorable vieille dame à laquelle je vais parfois rendre visite. Elle tient encore sa boutique de souvenirs dans la rue des Epinettes. Elle m’a raconté cette histoire vraie, un après-midi de cannelle et de patchouli. Sur le comptoir, elle m’a montré une petite miniature Norev rouge carmin qui ne la quitte jamais, de même que la lueur de nostalgie qui voile parfois ses yeux de lapis-lazuli.
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Elle enfila une robe d’organdi blanc froufroutant au soleil comme un abat-jour de prisunic.
Elle ferait merveille sous les sun-lights.
Elle se sentait belle du bout de ses orteils peints en mauve jusqu’à la fine boucle de ses cheveux noirs. Sa copine Rita l’avait aidée pour le choix du serre-tête à
carreaux vichy.
- Méfie-toi
des garçons, l’avait mise en garde sa mère, ils ne pensent qu’à t’emmener sur
la route littorale en voiture pour te faire le coup de la panne. Ils t’offrent
des fleurs pour mieux cueillir la tienne.
Mais
elle en rêvait, elle, de partir cheveux aux vents dans une belle Corvair rouge
garance ou une Lancia Flavia,et de
dominer la baie dans l’air du soir. Surtout une Lancia Flavia, d’ailleurs, car
c’était son prénom.
Enfin,
pour être exacte, ce dont elle rêvait, secrètement, c’était surtout de la
conduire. De sentir rugir et feuler le moteur et ses soupapes comme un fauve
tenu trop longtemps en cage. Elle caressait mentalement les cylindres étincelants
et le volant ganté de cuir…Elle était née trop tôt. A une époque où les femmes
n’avaient encore, pour beaucoup, que le droit d’être belle et idiotes.
Ce
soir-là, ce fut Jimmy qu'elle fit fondre au premier baiser. A l’entendre, elle avait un goût de fraise. Plus tard, à la sortie du dancing,il lui proposa une balade en cabriolet sur la Corniche.
Ah ! Quel merveilleux coup de pouce du destin, alors, que cette poussière
dans l’œil ! Poussière qui obligea soudain Jimmy à freiner, et à se garer,
cependant que de joie, elle lançait en l’air son foulard de soie qui alla décorer
comme un trophée un buisson de genévrier. Il lui tendit les clés. Son œil
brûlait atrocement, vous savez comme les garçons sont douillets et l’on n’y
voyait goutte, il fallait faire vite.
Tenir le Koh-i Nor dans ses mains n’eût pas
été un plaisir plus subtil. Chaque caillou de la route se souvient encore du
crissement de la gomme et du faisceau des phares éclairant la corniche comme
dans les films de gangsters. Elle atteignit des vitesses indécentes. Son cœur faisait
des bonds de wallaby sur les dos d’âne où la Lancia quittait littéralement le
sol. Ce soir-là, il lui sembla, dans l’enthousiasme de ses vingt ans exaltés,
que sa folle équipée fut l’étincelle qui alluma le feu de l'émancipation des
femmes. Elle dut déchanter assez rapidement : cette libération serait plus longue que
prévu...
Ah...les mots désuets, obsolètes...ceux de Molière ou de Balzac... Au train où l'on va, ils ne seront bientôt plus compris par personne. C'est un peu triste, je trouve. L'écume du temps et de la facilité les recouvre peu à peu d'un voile d'oubli. J'ai une tendresse particulière pour ces mots-là, et leur bizarre poésie. Un vieux mot, c'est un peu comme une vieille personne. Il ne faudrait pas les mettre au placard sous prétexte qu'ils ne sont plus dans le coup. Ils ont tant de choses à nous évoquer... Et au volant, vous savez, cet endroit où l'on oublie tout sens de la civilité, ils font merveille, je vous assure. Essayez donc, la prochaine fois que l'on vous brûle une priorité, de traiter le quidam de butor, de faquin, de bélître, de paltoquet ou même de pignouf. Ça défoule avec panache.
***
Petit texte en mode désuet.
C’est le
printemps.
Dès potron-minet, l’air primesautier est tout chargé d’effluves et
de piaillements émoustillants. Dans la TSF, Ella Fitzgerald envoûte de sa voix de velours mon cabinet de toilette. Je m’adonne comme à l’accoutumée à
mes ablutions, contemplant avec béatitude dans le miroir ma callipyge et
gouleyante personne, quand à brûle-pourpoint, le speaker interrompt brutalement, comme un gougnafier, mon programme classique. Au beau milieu d’une mesure à quatre temps.
Saperlipopette !
Quelle galéjade ce paltoquet va-t-il inventer pour justifier cette
rodomontade ? Je subodore quelque fâcheuse péripétie, comme un assassinat, un attentat à Sarajevo ou, pis
encore, une grève-surprise.
Je tends
l’oreille subrepticement pour ouïr ce que ce pleutre chafouin va claironner,
avec moult circonvolutions oratoires. Mais, ô déconvenue ! Ce ne sont que
calembredaines habituelles, brigandages et coups de Jarnac, de la part des
foutriquets hâbleurs ou pusillanimes qui se disputent le pouvoir. En fait
d’assassinat, l’un d’eux s’est fait pincer le bec par un canard, qui le fustige
de manœuvres douteuses. Rien de mirifique dans l’escarcelle de ce diseur de
mauvaises aventures, rien qui justifie l’interruption du programme par un malappris.
Je
tourne le bouton de la TSF pour lui fermer le clapet.
Et je vais, drapée dans
ma nudité outragée, lancer le 33 tours d'Ella Fitzgerald sur la platine du
tourne-disque. Un oiseau se pose sur le bout de mon doigt et le jazz m’envahit
à nouveau. C’est le printemps.
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Pour l'atelier de Filigrane, il fallait placer les mots désuets suivants: