"Hédoniste!" me lança un jour sous forme de boutade un Inspecteur de l'Education Nationale au cours d'un stage de formation. (Je vous parle d'un temps où la formation continue ne s'était pas encore vidée de sa substance)
Il avait la moustache spirituelle, d'ailleurs elle se terminait en frisant par une virgule à la Dali, preuve que cet homme-là, qui ponctuait ses discours de Camus et de Blaise Cendrars, était d'une espèce désormais quasiment disparue chez les hauts fonctionnaires: un humaniste cultivé et plein d'humour. (Si ça se trouve, je le soupçonne d'avoir eu quelques états d'âme au lieu d'une âme d'état...)
Je sentis dans cette apostrophe une sorte d'admiration pour ma personne qui ne s'est pas démentie par la suite. Presque une complicité. Il avait bien compris qu'en revendiquant le droit au plaisir dans le travail, je ne faisais qu'exprimer l' aspiration générale légitime des petits, des obscurs, des sans-grades, doublée d'une interrogation existentielle et récurrente: le travail doit-il nécessairement être un supplice, de par son horrible et douloureuse étymologie de tri-pallium ? bref, doit-on vraiment se faire chier au boulot? Je veux dire, pour justifier sa paye?
Oui, monsieur le président, je suis une affreuse hédoniste. Partout, tout le temps, en tous lieux y compris au travail. Je le conçois, je le concède, je l'assume, je l’admets. Je mange toujours mon chocolat avant mon pain.Je ne mets pas d'eau dans mon vin.
J'aime les moments de pur bonheur que m'offrent mes élèves, leurs mots drôles, leurs textes touchants, les séances qui fonctionnent bien, quand le courant passe et que leurs petits yeux s'allument soudain du plaisir d'apprendre.
Je déteste remplir des livrets de compétence, des enquêtes, des projets, des tableaux, des paperasses inutiles, me réunir quand je n'ai rien à dire, compter mes heures, recompter mes commandes, vérifier les assurances responsabilité civile et individuelle accident.
Il n'est pas rare que j'arrête le cours de la classe pour chanter une chanson, lire une histoire, ou encore observer quelque chose par la fenêtre (de toutes façons, les élèves ne sont plus attentifs à rien d'autre si on les empêche de regarder)...J'appelle cela mes respirations. Elles me sont indispensables.
Un vol d'oiseaux sauvages, tiens, les premiers flocons qui cognent silencieusement à la vitre, le gyrophare des pompiers qui lance ses éclairs bleus sur le tableau noir, les dessins du givre, les reflets mordorés de la peinture dans le lavabo, le soleil qui s'en va tout rougeoyant. Tout prend sens lorsque l'on sait mettre des mots sur les choses. La vraie vie donne de la couleur aux apprentissages.
C'est pourquoi je suis heureuse de vous apprendre que mon projet de classe de découverte (de longue lutte, souvenez-vous) a été "validé" (l'affreux mot!) par la mère Jargonos. Je partirai donc début juin pour faire découvrir les étoiles à mes schtroumpfs. Avec un immense plaisir d'hédoniste invertébrée.