Les vélos du Tour de France passaient il y a quelques jours dans la Vallée de la Vésubie. Vous mes fidèles, vous savez que mon village se trouve là, et qu'il a souffert il y a quatre ans, décimé par la tempête Alex. Les stigmates en sont toujours visibles.
J'ai suivi les coureurs, leurs déferlements colorés, leur caravane publicitaire, leurs ahanements, leurs déhanchements en danseuse sur les routes tortueuses de l'arrière pays niçois. D'un bout à l'autre de l'étape, j'ai revu les cimes drapées en vert sapin, les gorges étroites, les villages perchés sur des éperons rocheux, les pistes escarpées qui ont enchanté ma jeunesse, et m'enchantent toujours.
Et là, une espèce d'énorme nostalgie à la gomme arabique m'a soudain saisie. Un coup au plexus, sans prévenir. Ça vous prend comme ça, le blues d'enfance.
J'ai revu mon père, qui ne loupait jamais une diffusion, adepte de cette grand-messe cycliste annuelle. En un éclair, le temps s'est aboli. J'étais dans le salon avec lui, et bien sûr avec Robert Chapatte, qui commentait avec brio sur sa moto.
Mon père arrêtait la pendule qui carillonnait trop fort. Sa tasse de café fumant sur la toile cirée protégeant la table, un sucre et demi, très important, pas un, ni deux, non, un sucre et demi. Mon père avait le goût de la précision. La petite cuillère qui tournait avec un bruit doux, et le chuintement du café au bord des lèvres, quand on aspire un peu d'air en buvant pour ne pas se brûler. C'était sa goutte de jus. Un rituel sacré.
Les parfums, les couleurs, les sons de mes étés d'enfance ont surgi, intacts. Les fifres et les tambourins sur la place du village, le tapis rouge devant le monument aux morts, les abricots si mûrs qu'ils coulaient dans la gorge et dans le cou en même temps, le chèvrefeuille, le glouglou du ruisseau qui dévale la rue principale, et dans lequel tous les enfants ont pataugé depuis des générations. Et les vélos du Tour de France, qui passaient déjà par là ...
La moustache de mon oncle Max, frisée comme celle de Dali, le bal du 14 juillet sous le chapiteau blanc, les arcades de la Mairie où se cachaient les amoureux pour s'embrasser. Mes premiers émois. Mes premiers slows. La tarte aux myrtilles que l'on dégustait au bord du lac du Boréon, le matin, quand on montait à pied avec ma mère. On se levait à la nuit finissante. On mettait trois heures pour faire les dix kilomètres de montée, le froid de l'aube me saisissait les cuisses qui devenaient cramoisies. On s'arrêtait toujours devant la cascade. On ramassait des mûres.
Mon père venait nous chercher en voiture. Ma mère filait au marché pour préparer le dîner. (Oui, dans le midi, on dîne à midi. Le soir on soupe.)
J'écoutais Joe Dassin, l'été indien, sur mon radiocassettes à modulation de fréquence. Mes frères me taquinaient quand je m'allongeais en bikini sur la terrasse, en me balançant des verres d'eau froide qui m'arrachaient des cris de chouette.
Mes parents épluchaient ensemble les légumes pour la soupe au pistou. Mais c'est ma mère qui faisait les gnocchis sur la table en marbre, en vraie niçoise.
On mangeait aussi de la socca ou des panisses, de la ratatouille et de la pissaladière, ses spécialités préférées. Je lui lisais à haute voix les livres de Pagnol, les après-midis d'orage. On riait des bartavelles, de l'oncle Jules et du petit Paul. Je lisais avé l'assent, il faut dire. J'avais déjà le goût de l'écriture.
Ma mère pestait contre le temps. Mon père ne disait jamais rien, même quand la foudre coupait le courant, le privant de son tour de France.
Parfois, sans crier gare, il suffit d'une image, un pan de notre vie nous bouscule, nous bascule vers le passé, toujours tapi au fond de nous. C'est un sentiment ambigu, où se mêlent sourire et larmes.