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29 juillet 2024

L'étape du blues

 




Les vélos du Tour de France passaient il y a quelques jours dans la Vallée de la Vésubie. Vous mes fidèles, vous savez que mon village se trouve là, et qu'il a souffert il y a quatre ans, décimé par la tempête Alex. Les stigmates en sont toujours visibles.
J'ai suivi les coureurs, leurs déferlements colorés, leur caravane publicitaire, leurs ahanements, leurs déhanchements en danseuse sur les routes tortueuses de l'arrière pays niçois. D'un bout à l'autre de l'étape, j'ai revu les cimes drapées en vert sapin, les gorges étroites, les villages perchés sur des éperons rocheux, les pistes escarpées qui ont enchanté ma jeunesse, et m'enchantent toujours.

Et là, une espèce d'énorme nostalgie à la gomme arabique m'a soudain saisie. Un coup au plexus, sans prévenir. Ça vous prend comme ça, le blues d'enfance.

J'ai revu mon père, qui ne loupait jamais une diffusion, adepte de cette grand-messe cycliste annuelle. En un éclair, le temps s'est aboli. J'étais dans le salon avec lui, et bien sûr avec Robert Chapatte, qui commentait avec brio sur sa moto. 
Mon père arrêtait la pendule qui carillonnait trop fort. Sa tasse de café fumant sur la toile cirée protégeant la table, un sucre et demi, très important, pas un, ni deux, non, un sucre et demi. Mon père avait le goût de la précision. La petite cuillère qui tournait avec un bruit doux, et le chuintement du café au bord des lèvres, quand on aspire un peu d'air en buvant pour ne pas se brûler. C'était sa goutte de jus. Un rituel sacré.
Les parfums, les couleurs, les sons de mes étés d'enfance ont surgi, intacts. Les fifres et les tambourins sur la place du village, le tapis rouge devant le monument aux morts, les abricots si mûrs qu'ils coulaient dans la gorge et dans le cou en même temps, le chèvrefeuille, le glouglou du ruisseau qui dévale la rue principale, et dans lequel tous les enfants ont pataugé depuis des générations. Et les vélos du Tour de France, qui passaient déjà par là ...
La moustache de mon oncle Max, frisée comme celle de Dali, le bal du 14 juillet sous le chapiteau blanc, les arcades de la Mairie où se cachaient les amoureux pour s'embrasser. Mes premiers émois. Mes premiers slows. La tarte aux myrtilles que l'on dégustait au bord du lac du Boréon, le matin, quand on montait à pied avec ma mère. On se levait à la nuit finissante. On mettait trois heures pour faire les dix kilomètres de montée, le froid de l'aube me saisissait les cuisses qui devenaient cramoisies. On s'arrêtait toujours devant la cascade. On ramassait des mûres. 
Mon père venait nous chercher en voiture. Ma mère filait au marché pour préparer le dîner. (Oui, dans le midi, on dîne à midi. Le soir on soupe.)
J'écoutais Joe Dassin, l'été indien, sur mon radiocassettes à modulation de fréquence. Mes frères me taquinaient quand je m'allongeais en bikini sur la terrasse, en me balançant des verres d'eau froide qui m'arrachaient des cris de chouette. 
Mes parents épluchaient ensemble les légumes pour la soupe au pistou. Mais c'est ma mère qui faisait les gnocchis sur la table en marbre, en vraie niçoise. 
On mangeait aussi de la socca ou des panisses, de la ratatouille et de la pissaladière, ses spécialités préférées. Je lui lisais à haute voix les livres de Pagnol, les après-midis d'orage. On riait des bartavelles, de l'oncle Jules et du petit Paul. Je lisais avé l'assent, il faut dire. J'avais déjà le goût de l'écriture.
Ma mère pestait contre le temps. Mon père ne disait jamais rien, même quand la foudre coupait le courant, le privant de son tour de France.

Parfois, sans crier gare, il suffit d'une image, un pan de notre vie nous bouscule, nous bascule vers le passé, toujours tapi au fond de nous. C'est un sentiment ambigu, où se mêlent sourire et larmes.



15 juillet 2024

J'aurais pu écrire Le goût des Choses Simples... mais ça faisait publicité Herta.

 





C'est l'été que la vie bouillonne le mieux, que ses élans prennent tout leur sens, et la tournure de torrents frais, ou d'orages soudains. Parfois aussi, d'un soleil insistant qui met le feu à ma robe. Un tapis d'aiguilles de pin craque sous les pieds, émoustillant, libérant l'odeur de nos gestes. C'est comme si l'absence de vêtements libérait aussi les âmes. 
Le ciel hier matin si calme a énoncé sa déchirure : les traits d'avion se délitent en franges douces, et mâchurent le bleu. Le vent du sud s'engouffre sous ma jupe. 
Les cris des enfants résonnent encore sur la margelle. Ils sont partis hier. Chaque joie d'enfant recèle mon enfance. Fait remonter un peu de nostalgie, telle l'écume du sucre sur la confiture chaude de ma grand-mère. C'était bien avec eux. Mais c'est bien aussi sans eux.
Les nuages par grappes jouent à assombrir le jour. 
Pleuvra-t-il sur le soir ?
Pour l'heure les cigales ont entonné leur concerto en crincrin majeur. On dirait qu'elles poncent chaque arbre avec application. On les avait presque oubliées dans le tournoiement familial.
La journée commence au jardin, parmi les cistes et les sauges qu'il faut tailler pour qu'elles refleurissent. Si tu les tailles bien, elles redonneront jusqu'en novembre. 
Arroser chaque plante en l'appelant par son prénom. Parler à l'olivier pour qu'il pousse. Humer l'air plein de rosée. Ecouter le tintement du râteau sur la pierre. Penser à mon père. Aimer ce moment.
Un repas simple, et délicieux, salade de courgette et poulet froid, pour moi un luxe bien plus précieux qu'un banquet. Il est midi six, c'est l'heure de Catherine. A midi les aiguilles se sont épousées pour un instant, ne faisant plus qu'une.
Il y aura une petite sieste pépouze dans la fraîcheur de la maison, indispensable réunion de soi avec soi, césure à l'hémistiche de la journée..
Et puis la baignade, qui aime les corps libres. L'empreinte éphémère des pieds mouillés sur le caillebotis brûlant. Le guêpier toujours là, sur son perchoir de pin. La guêpière, elle, n'est pas de mise. On est nu. 
Les abricots juteux sur la table. La citronnade qui agace les lèvres. 
La torride saison viendra-t-elle ?
Elle est déjà sous ma chemise, dans l'odeur de cannelle de tes mains, de ton cou, dans nos jeux défendus, dans la simplicité d'être. Elle entrouvre ses paradis et érige ses totems sous le soleil, exactement. Inconsciente des désirs qu'elle provoque.
La nuit allumera des falots, nous regarderons danser leur reflet dans l'eau, en sirotant ce que l'on aime, et rien ne nous paraîtra plus beau.

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01 juillet 2024

J'ai rencontré Jésus






Je vais sûrement décevoir les amateurs de mysticisme religieux. Non, votre Célestine ne s'est pas soudain trouvée transportée sur un nuage biblique éclairé d'un rayon lunaire, comme dans une illustration de Gustave Doré. Pas de vision extatique non plus. Pas de départ inopiné au Carmel ou aux Ursulines.
D'ailleurs je reste fidèle à ma conviction que les croyances devraient rester secrètes, comme je l'écrivais il y a huit ans déjà, dans ce billet. Ce serait simple... Le monde ne s'en porterait que mieux. Vous ne saurez donc rien des miennes, comme je l'ai toujours dit à mes élèves quand ils me demandaient si je croyais en Dieu.
Alors voilà. C'était à la boulangerie, ce matin. Un homme était en train de converser avec la boulangère, il ne semblait pas pressé de payer son pain. Les cheveux longs sur les épaules, la barbe, le regard doux : il ressemblait à ce Jésus des images pieuses que l'on distribuait au catéchisme. Ou aurait pu sortir tout droit du tableau de Léonard de Vinci. Il y avait comme une harmonieuse logique à le voir là, devant ces paniers de pains dorés.
Trois personnes attendaient devant moi, mais ses mots ont attiré mon attention. 
J'entendais entraide entre les peuples, solidarité, amitié fraternelle, construire, positivité. Que cette chose si précieuse qui s'appelle le bien commun ne devrait pas être confiée aux politiciens. Que ceux-ci étaient déconnectés du réel, et qu'ils ne comprenaient rien au vivre ensemble. A la chose publique. « La chose Publique,  vous comprenez, c'est le sens du mot Res Publica. Cela regarde tout le monde. » C'était appuyé sans être véhément. 
Diantre ! On assiste rarement à un cours d'étymologie latine en achetant sa flûte quotidienne.
Au milieu des conversations banales sur la pluie et le beau temps, qui émaillent à mots furtifs les rencontres matinales des petits commerces,  voilà quelqu'un, sorti de nulle part, qui n'hésitait pas à énoncer sa vérité d'une voix haute et claire, sans agressivité. Comme avec une paisible évidence. En réalité, un seul mot me venait aux lèvres en l'écoutant. Il parlait d'Amour. Celui du prochain. Celui des gens. Celui de l'étranger. L'Universel, celui qui circule depuis toujours comme une sève pour maintenir en vie l'humanité, ce vieil arbre tordu par la folie des hommes. 
Les autres clients semblaient médusés, et en même temps, opinaient du chef : on ne pouvait qu'être d'accord avec cette sagesse tranquille, utopiste et pourtant si vraie. 
Une parole profonde vaut tellement mieux qu'un verbiage cent fois entendu.
Quand il est sorti, il y a eu un blanc. Dans son sillage flottait un peu de poussière d'espoir, qui se mêlait adroitement à l'odeur délicieuse des croissants sortis du four. 

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