Le tableau du jour, avec sa frêle barque esseulée sur une grève, et son clair obscur lunaire, m'a ramenée à un voyage étrange que je fis il y a trois ans. Etrange, parce que je suis partie avec un de mes frères. Celui dont ma mère disait toujours, à demi-mots : « Non, mais lui, c'est différent » ... Traînant le fardeau d'un handicap qui ne se voit pas, mais qui est là pourtant : la peur sociale. La phobie des autres, de la sociabilité ordinaire et son cortège de contraintes. Une grande sensibilité, un peu enfantine, un cerveau très développé, des paroles souvent cash, sans filtre, un coeur gros comme ça, et toujours cette difficulté à s'insérer, à s'exprimer. Il y a des étiquettes pour désigner ce syndrome, mais mon frérot n'est pas une étiquette.
Bref, c'est la première fois que nous partons tous les deux. Il s'est mis en tête de voir la Bretagne, qu'il ne connait pas. Et peut-être, aussi, secrètement, de revoir une certaine Bretonne, infirmière de son état, pour qui il a eu un crush, comme on dit maintenant. Je me dis que tout est possible...
C'est à Saint Nazaire, en longeant la plage, que j'ai pris cette photo. J'en suis assez fière. Elle conte une histoire. Un souvenir resté extraordinairement présent.
Personne encore sur la plage à cette heure très matinale. La frange d'écume ourlée d'argent scintille devant la statue du Sammy, une oeuvre d'art américaine surplombant la baie.
Le sable de velours mat a la couleur du désert. Le ciel coule dans la mer comme de l'encre. C'est irréel. Epantelant. Superbe. La beauté joue pour nous sa musique en silence. Et encore, je ne te parle pas du goéland qui traçait de son aile une arabesque charmante, juste au-dessus du soldat sculpté. Imagine : un éclair blanc sur l'horizon bleu sombre...mais trop rapide pour une photographe de pacotille, subjuguée par son tableau.
Cette contemplation dure de longues minutes. Je n'ose bouger de crainte de dissiper le charme.
Je regarde furtivement le visage de mon frangin : il semble transfiguré. Comme éclairé de l'intérieur. Avec un sourire apaisé que je ne lui connais pas. C'est comme un tissu qui se déchire, laissant entrevoir un nouveau paysage.
On n'a pas vu la Bretonne. La possibilité d'une rencontre, quand elle a commencé à se concrétiser, lui a fait peur. C'était trop angoissant pour lui.
Mais durant ces quelques jours, et c'est sans doute cela, l'étrangeté heureuse de ce voyage, j'ai connu mon frère. Vraiment connu, je veux dire. Compris. Comme jamais je ne l'avais connu ni compris au cours des cinquante dernières années. D'âme à âme.
« Non mais lui, c'est différent »... Pas tant que cela, au final.
Rien que d'en parler j'ai le coeur au bord des yeux.
Et si vous voulez en savoir plus sur le Sammy.