« Il semble que ce qui vous pousse brusquement à la fugue, ce soit un jour de froid et de grisaille qui vous rend encore plus vive la solitude et vous fait sentir encore plus fort qu’un étau se resserre. »
Le bouquin commençait comme ça. C'est Judith qui me l'avait prêté. Autant vous dire que je l'ai lâché avant qu'il me tombe des mains. Modiano, ce joyeux drille à ne lire qu'en cas d'extrême urgence...
Heureusement, et c'est un gros avantage de l'âge adulte, on n 'est pas obligé de rendre une fiche de lecture à Mme Bertrand pour mardi prochain, prenez vos cahiers de textes, vous dégagerez les axes principaux du roman et, en traçant un rapide portrait des personnages, vous insisterez sur les intentions littéraires de l'auteur.
Aucun étau en vue. Pas de grisaille. Un petit air frondeur passait par la fenêtre, se faufilant sur un rayon de soleil tout étoilé de grains de poussière.
Alors je suis sortie faire un tour sur les quais. Les premiers frémissements printaniers donnaient à Paris un air de fête. Ma jupe de soie sauvage batifolait comme une voile autour de mes jambes, j'avais le vent en croupe. De ces moments excitants où l'on a envie de croquer dans tous les fruits.
Il y avait ce tableau de Pissaro, en accroche-coeur sur l'étal d'un bouquiniste. Je me suis dit que mon Paris finalement n'avait pas trop changé en un siècle, du moins à cet endroit. L'imposante masse du Louvre, figée dans son histoire empesée, l'aérienne passerelle des Arts propice aux baisers amoureux, enfin libérée de ses cadenas... La Seine, la Seine éternelle roulant ses eaux grises sous ses ponts...Et les parapets d'Arthur.
J'ai revu les endroits que j'ai aimés, et ceux où j'ai aimé. Montmartre, Saint-Michel, la Place Colette, la galerie Vivienne. Un peu, beaucoup, passionnément. Romantiquement. Torridement. Assaillie par une bouffée se souvenirs, j'ai repensé à mes folles romances, mes aventures d'un soir, prise dans une frénésie adolescente, ivre du parfum des tilleuls en fleurs et des cafés brûlants. Ma vie parisienne a toujours eu le goût d'un air de jazz au saxo.
Le bel inconnu de l'Opéra avec sa barbe de trois jours, et l'étudiant de la Bastille aux prunelles enflammées. L'Italien du métro et ses dents si blanches... Celui de la Chaussée d'Antin qui me déclamait du Baudelaire. J'ai la mémoire qui flanche.
Un vieil ami m'avait donné un jour de mes quinze ans, ce conseil de belle sagesse : « Pour ne pas avoir d'états d'âme, ayez des tas d'hommes... » Et le vieux Georges avec son « Embrasse-les tous », ne me dites pas qu'il ne pousse pas un peu à la bagatelle, l'air de rien...Je me suis un peu perdue dans des relations pas toujours reluisantes, prenant la proie pour l’ombre de moi-même...
Et puis toi. Il n'y a plus d'avant. Le passé s’est enfui, enfoui. Il n'y a plus d'après à Saint Germain des Prés. Juste toi qui es là. Chaud. Doux. Fort. Tu m'attends, je le sais. Sur un banc du parc Montceau ou devant un verre, à la guinguette de la Javelle. On ira dans ta chambre mansardée et on écoutera Paris nous parler d'amour. Parce que tu sais bien que j'ai toujours seize ans quand je te vois.
Il faudrait que je terminasse vite cet estirgouillage temporel pour te rejoindre. A toute hâte.
Je suis certaine que vous comprendrez pourquoi je vais laisser ma lettre en suspens...
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Pour l'atelier du Goût et ses imbitables consignes. Mais que ne ferait-on pour quelqu'un qu'on aime, à part de l'embrasser bien sûr, pour ne pas risquer de se faire arracher les yeux par la Lumière de ses Jours.