"Quelques-uns d’entre vous disent, « La joie est plus grande que la tristesse », et d’autres disent,
« Non, c’est la tristesse qui est la plus grande ». Mais je vous dis, elles sont inséparables. Elles viennent ensemble, et quand l’une est assise seule avec vous à votre table, n’oubliez pas que l’autre est endormie sur votre lit."
Khalil Gibran.
« Mon cher Papa. »
Voilà
tout ce que j’ai écrit de cette lettre qui tourne en boucle dans ma tête depuis
des jours et que je ne parviens pas à commencer.
Il faut que j’écrive à mon père. Je n’y arrive
pas. Je sens comme une urgence, et l’ombre du regret immense qui m’envahirait
si je n’avais pas le temps, si je me laissais prendre de court par la camarde.
Une ombre comme celle d'un vautour.
Mon père, ce héros, qui m’a appris la vie sans
jamais rien dire ou presque de la sienne. Quatre vingt-quatre ans de mutisme sage,
d’humour caustique, de petites fantaisies irrationnelles, et de fatalisme goguenard. Une montagne. Cette énigme va partir sans
être résolue, emportant ses secrets dans un monde qu’on dit meilleur.
Mon père
a un nénuphar dans la poitrine, lui qui aimait Boris Vian, vla t’y pas qu’il se
prend pour Chloé, et que j’essuie chaque matin l’écume des jours sur mes joues en me disant : aujourd'hui ?
L’écume de ses jours qui sont comptés. Mais les médecins sont souvent fâchés avec la mathématique céleste…Ils évoquent des trucs sans se demander ce que l’on peut en faire…
L’écume de ses jours qui sont comptés. Mais les médecins sont souvent fâchés avec la mathématique céleste…Ils évoquent des trucs sans se demander ce que l’on peut en faire…
Trois
jours ? Cent jours ? Un an ? Combien de temps encore ?
Et cette
bestiole visqueuse qui lui mite les éponges, et bloque le nerf des cordes
vocales. Total, sono cassée depuis deux mois. Tuyaux d’oxygène dans le nez.
Le
colosse, ancien rugbyman, maigrit à vue d’œil. Mais l’œil est toujours vif
derrière les carreaux. Et Frédéric Dard, et Brassens, et Léo Ferré, et René Fallet, et Bécaud, ses pères putatifs, lui donnent la main et se poussent du coude en rigolant, comme s'ils lui disaient viens, on te garde une place.
Comment
lui dire sans l’effrayer ? Comment faire en sorte que ma lettre ne
ressemble pas à une funeste oraison ? Et en même temps, comment lui faire
comprendre qu’il peut être rassuré, partir en paix, dans l’amour des
siens ?
Je suis
sûre qu’il le sait. Mais je veux quand même lui dire deux trois choses essentielles.
Et je ne
sais pas par où commencer.
Le
colosse tremble, ses pieds d’argile ont du mal à le porter. Je me
prépare doucement à son départ. C’est un peu dérisoire. Comme empiler des sacs de sable
avant un tsunami. Je prépare les étais,
les échafaudages, la truelle et le ciment. Parce que je sais que vacillera en moi tout un pan de mes fondations. Mais je
sais aussi qu’il ne voudra pas que l’on pleure parce que la vie est courte et
belle, et qu’il aime rire et faire l’andouille. Et une fois de plus, il aura raison. Les blés onduleront
toujours.