Les mots sont comme des bêtes sauvages, évoluant dans un jardin étonnant.Au début de notre vie, ils s'ébattent en toute tranquillité dans des champs sémantiques inconnus, fascinants,comme des chevaux dans des prés de luzerne fraîche, et il nous faudra de nombreuses années pour nous les approprier. Il y a des mots légers et chatoyants comme des papillons, des mots étranges comme ces iguanes placides et pourtant inquiétants qui nous regardent sans nous voir, des mots tellement familiers qu'ils ronronnent comme de vieux chats à nos oreilles blasées.
Il y a des mots lourds, pesants comme des pachydermes, des mots subtils filant comme des phalènes, des mots fugaces comme des éphémères se brûlant à une flamme, des mots caressants comme des faons, des mots piquants comme des oursins.
Les plus beaux possèdent cette âpreté des fauves languissants, et ne se laissent pas dompter facilement.
Les dompteurs de mots se nomment les écrivains. Ils attrapent au lasso des mots fous comme des bateaux ivres, des mots durs comme des nausées, des mots forts comme leur colère. Ils les assemblent avec un art consommé et édifient des chefs-d'œuvre de leur mariage subtil.
Certains vont dénicher les mots rares et les punaisent dans des boîtes sentant la naphtaline sur lesquelles ils écrivent "obsolètes", d'autres pêchent les mots nouveaux comme des organismes génétiquement modifiés, sur lesquels l'on jette des regards soupçonneux. Le dictionnaire est le bottin mondain des mots.
De jolis mots au charme ancien tombent en disgrâce, pendant que l'on fait des gorges chaudes de certains autres devenus subitement au goût du jour. On s'en gargarise, on les galvaude, on les prononce jusqu'au dégoût et puis on les jette.
Certains n'ont pas voix au chapitre, les gardiens du temple les refoulent sur le parvis des néologismes, des barbarismes, des idiotismes. Une cour des miracles hétéroclite et méchamment accoutrée, une assemblée de bêtes puantes et claudicantes.
Dans cette Tour de Babel, ce capharnaüm d'êtres délétères ou inoffensifs, on oublie parfois que les mots peuvent blesser, qu'un seul mot bien choisi ou prononcé sans y penser peut délivrer un poison violent capable de détruire une confiance en soi pour longtemps, parfois pour la vie. On a tous souffert d'un mot malheureux, ou d'une parole blessante. Certains mots prononcés tout au long de notre enfance nous ont indélébilement marqués, ou même détruit une part de nous.Heureusement, d'autres nous ont enrichis, aidés, et à jamais construits, qu'ils aient été prononcés par nos parents, nos maîtres où d'illustres inconnus rencontrés par hasard...
Oui, il faut apprendre aux enfants à aimer les mots, à jouer avec eux, à les apprivoiser, mais aussi à se méfier de leur pouvoir, et à laisser vautrés dans leur fange les mots indignes ou ignominieux.